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parlaient avec le plus profond mépris de la conduite de ce général anglais. » Les officiers pouvaient facilement s’entendre, la connaissance de notre langue étant fort répandue chez nos adversaires. Les soldats en étaient réduits à une pantomime qui était parfois des plus animées[1]. Les nôtres offraient à leurs ennemis du rhum et du cognac dans de « très petites » gourdes que le fantassin moscovite vidait d’un seul trait. Les Russes offraient en échange d’énormes rasades de l’eau-de-vie nationale dans les couvercles de bidons, et s’égayaient fort que les Français eussent la larme à l’œil de la violence du poison. On échangeait aussi des souvenirs : le chasseur de Vincennes retournait au camp avec une bonne casquette russe ; le Russe était tout fier d’avoir le képi de son bon ami le tirailleur ou l’artilleur auquel chaque jour il servait de cible. On trouvait notre képi fort élégant : c’est peut-être de ces échanges peu conformes aux règlemens militaires que date l’introduction de cette coiffure dans l’armée d’Alexandre II.


III.

Nous avons vu à quel orage de fer on était exposé sur les bastions de Sébastopol. On se faisait pourtant un point d’honneur de ne pas déserter le bastion aux heures de danger, fût-on libre de tout service. Le major d’artillerie Démianovski, en proie à la fièvre, s’obstinait à rester à son poste. « Pourquoi n’allez-vous pas à l’hôpital ? lui demandaient ses camarades, émus de ses souffrances. — Écoutez, répondait-il, quand j’aurai attrapé une blessure, j’irai me faire guérir à la fois et de la fièvre et de la blessure. » Un autre, — c’était le dernier jour de Sébastopol, — déclare à ses soldats qu’il y a deux chemins pour se porter contre les assaillans : l’un plus abrité et plus long, l’autre plus court, mais sur lequel tombent les projectiles « aussi nombreux que les pois un jour de récolte dans la Petite-Russie. — Il n’y a pas à choisir, ajoute-t-il ; allons par le plus court dégager nos camarades. » Les soldats répondent par une acclamation ; il en tombe en route un bon tiers, le reste arrive à temps pour sauver un bastion. Un capitaine s’amusait parfois à se coucher sur le parapet les deux jambes en l’air, criant : « Allons ! va pour la pension entière ! » Pendant la durée du siège, malgré cent autres folies de ce genre, il n’eut pas une égratignure. Rien n’était plus

  1. Un jour cependant Rosine vit un soldat français qui conversait couramment avec les soldats russes. Il s’approcha et apprit que le Français avait servi chez un coiffeur du Pont-des-Maréchaux à Moscou. Rappelé en France par la guerre, il attendait avec impatience la fin de la campagne pour retourner « dans sa chère Moscou, qu’il regrettait si fort et où il faisait si bon vivre. » Du moins il était devenu l’ennemi des Russes et non leur espion.