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veut à ce tas de diplomates qui au congrès de Vienne n’ont pas su trouver à eux tous un moyen pour empêcher 200,000 braves gens de s’égorger. Il est furieux contre le parlement d’Angleterre, qui n’a pas voulu écouter les discours pacifiques de Cobden et de Bright : « Ce sont évidemment des gens inhumains qui n’écoutent même pas ce qu’on leur dit. » Si au moins Palmerston, au lieu de bavarder sur un bon fauteuil, venait coucher un peu sous la tente et tâter de l’hiver russe ! « On dit maintenant que Sébastopol est à la mode et qu’à Saint-Pétersbourg les lions, ceux qui donnent le ton, ne vont plus qu’en grosses bottes et casquettes de toile cirée à la Sébastopol. Je voudrais bien un peu qu’on nous les envoyât ici avec leurs bottes et leurs casquettes; nous verrions s’ils sont aussi crânes dans les batteries que sur la Perspective Nevski. » A la fin du siège, les pensées du capitaine russe prennent une teinte de plus en plus mélancolique. Il voit que chaque jour le nombre des matelots et des officiers de marine diminue; ce corps d’élite fond à vue d’œil. «Bientôt il n’y aura plus de flotte de la Mer-Noire. » Il est pris de dégoût pour cette horrible, cette affreuse guerre : « Ah ! Nadia, Nadia, écrit-il à sa sœur, quand donc finira-t-elle? Si l’on songe à tout ce qui est déjà tombé de braves, à tous ceux qui tomberont encore, les cheveux se dressent sur la tête. Quelle idée a pris aux Français de venir à Sébastopol ! ce n’est pas meilleur pour eux que pour nous. Le service des tranchées est aussi pénible que celui de la garnison. »

Ceux qui avaient un instant de loisir allaient visiter leurs amis blessés à l’ambulance. L’ambulance, lieu sinistre où les soins mêmes que prodiguait la science semblaient ajouter aux souffrances des malheureux! Là régnait le grand chirurgien Pirogof, opérateur d’une réputation européenne, admiré des gens du métier; mais comment n’eût-il pas inspiré de la terreur au patient? L’entrée de M. Pirogof dans une salle d’hôpital annonçait toujours quelque redoutable et nécessaire opération. Le lieutenant-colonel Rosine raconte les anxiétés de son ami Stankiévitch, cloué sur son lit d’hôpital par une blessure à la jambe. L’éminent chirurgien était sa terreur; son nom même lui donnait la fièvre. Chaque fois qu’une porte s’ouvrait dans la salle, il frissonnait, pâlissait, et ne se rassurait que pour trembler de nouveau. Un jour, elle s’ouvrit au grand large, un homme entra; c’était Pirogof! Tout un état-major médical l’accompagnait. L’angoisse du blessé était à son comble. On approchait de son lit. « Comment va cette jambe? demande une voix brève. — Parfaitement, — répond Stankiévitch, et, avec un effort inoui, héroïque, il montre qu’il peut la soulever et la mouvoir. — Quel courage tu as! dis-je à mon ami. — Oui, mais j’ai