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mais il faut d’abord leur rendre cette justice : ils ne se laissèrent décourager ni au commencement par l’insuffisance originelle de leurs fortifications, ni à la fin par la supériorité bientôt décisive des approches françaises. Leur défense fut réellement active et offensive. Dans cette guerre à coups de pioche, les soldats russes furent admirables. Travailler sous une grêle de projectiles, la nuit, sans pouvoir rendre coup pour coup, sans pouvoir un moment échanger la pelle contre le fusil, tomber sans vengeance un outil à la main, exige un courage supérieur à celui du champ de bataille. On avait ce courage dans les deux camps, car l’assaillant passa, lui aussi, par les mêmes épreuves. En outre l’armée russe de secours livra trois batailles sanglantes, quatre en comptant l’Alma. La garnison subit cinq bombardemens qui allèrent toujours en augmentant de violence et d’intensité à mesure que s’accroissaient les batteries anglo-françaises. Il n’y eut bientôt plus de ville pour abriter les défenseurs; quand les Russes y rentrèrent après la paix, ils ne trouvèrent debout que quatorze maisons[1]. La canonnade s’entendait à plus de 110 kilomètres à la ronde. Jamais les assiégés, aux époques les plus calmes du siège, n’ont perdu moins de 40 hommes par jour. Les bombardemens de mai et de juin enlevaient quotidiennement 300 ou 400 hommes. Celui du 17 août leur coûta 1,500 hommes; les cinq jours suivans 5,000, et ainsi de suite jusqu’à l’assaut définitif. Du 17 août au 8 septembre, rien que par l’effet de la canonnade, ils eurent 18,000 hommes hors de combat. Chaque journée de bombardement était meurtrière comme une bataille. Il y eut des batteries où il fallut renouveler plusieurs fois en un jour les servans et les officiers. Parfois huit ou dix projectiles s’abattaient en même temps autour d’une pièce. Un seul jour, assure un des narrateurs, 70,000 bombes ou boulets creux tombèrent sur la ville[2]. L’assiégé était assourdi par les détonations continuelles, les explosions de projectiles, de caissons, de poudrières. Les plus aguerris, comme le général Sémiakine, déclarent que « la tête leur sautait. » Le rapport officiel de Gortchakof reproduisait une expression qui était dans toutes les bouches : un feu d’enfer. En parcourant les récits des officiers russes, on voit que le 21e régiment a perdu 43 officiers sur 50 et 2,000 soldats sur 3,000, — que le régiment d’Olonetz, même avant le dernier assaut, est réduit à la moitié de son effectif, — que celui de Vladimir a pu être reformé à deux bataillons au lieu de quatre. Le prince Sviatopolk-Mirski, sorti de l’hôpital, rencontre

  1. Sur 2,000 peut-être. En 1864, Sébastopol en comptait 1,578. Séménof, Geogr. slatist. slovar.
  2. Suivant le maréchal Niel, on lança sur Sébastopol 510,000 boulets, 350,000 bombes, 236,000 obus, 8,000 grenades, etc., total, en comprenant ceux que lancèrent les Anglais, 1,500,000 projectiles, plus 25 millions de coups de fusil.