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dans les cabines une icône vénérée de tout l’équipage; on courut chercher l’image, et alors seulement le navire consentit à sombrer.

Pendant ce temps, une partie de la population se faisait transporter à Simphéropol d’abord, puis à Odessa. Ce qui resta dans la place recueillait anxieusement les nouvelles. Les rumeurs les plus absurdes et même les plus fantastiques trouvaient des crédules. « Le bruit s’était répandu, raconte un officier russe, que la sentinelle en faction auprès du puits de la Quarantaine avait été témoin d’une chose étrange. Une femme était venue à ce soldat, le priant de la cacher; surtout il ne devait pas dire qu’il l’avait vue, quand même on l’interrogerait avec des menaces de mort. Tout à coup survint un cavalier monté sur un cheval noir, puis un second en manteau rouge, enfin un troisième armé de toutes pièces, en vêtemens blancs, sur un cheval blanc. Tous trois demandèrent au factionnaire s’il n’avait pas vu passer une femme; il répondit qu’il n’avait rien vu. Quand le dernier des cavaliers eut disparu, la femme sortit de sa cachette et expliqua au factionnaire ce que tout cela signifiait. Le cavalier noir annonçait qu’il ne resterait pas pierre sur pierre dans Sébastopol, — le rouge, qu’il y aurait dans la ville incendies et sang versé, — le blanc, que la cité renaîtrait de ses ruines plus belle que jamais. Je ne sais si le conte fut réellement pris au sérieux, mais dès le lendemain un grand nombre d’habitans couraient à la Quarantaine pour demander les détails au factionnaire. Non-seulement on n’eut pas de détails, mais on ne trouva même pas de factionnaire au puits de la Quarantaine. »

Le 27 septembre, on vit apparaître sous les remparts du côté sud les premières masses de troupes alliées. Le 9 octobre, les Français ouvrirent la tranchée; le 17, ils démasquèrent cinquante-trois pièces et les Anglais soixante-treize. Ils étaient loin encore des huit cent quatorze bouches à feu qui, en septembre de l’année suivante, devaient tonner sur la ville; mais le siège de Sébastopol était commencé, — siège prodigieux, même après les prodigieux événemens de 1870. Il présente un autre genre d’intérêt que celui de Paris. Sébastopol n’avait pas une population de 2 millions d’âmes brusquement mise en présence avec toutes les férocités de la guerre ; il n’y avait pas là, accumulés sous le canon ennemi, toutes les œuvres d’art, tous les trésors intellectuels d’une grande métropole, si bien que le boulet qui tombe sur la pierre et le marbre semble plus destructeur que celui qui s’abat sur de la chair vivante. Enfin il manque au siège de Sébastopol cet élément de tragique, la famine, qui rendit stériles tous les efforts de Paris, puisque le jour où l’on parvint à avoir des soldats on se trouva n’avoir plus de pain. A Sébastopol, ville de guerre et non pas capitale, où il y avait des casernes et des arsenaux, non des musées et des cathédrales, la population civile