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militaires et religieux de Crimée, par le père de Damas, nous ont familiarisés avec l’existence qu’on menait dans le camp français; ils ont rendu populaires chez nous les abris de nos francs-tireurs, et la tranchée où l’on enfonçait jusqu’à mi-jambe dans la neige fondue, et le théâtre des zouaves, et la jovialité guerrière de nos preneurs de bastions. Passons aujourd’hui dans l’autre armée, essayons de pénétrer dans l’intimité de nos ennemis d’alors; nous pouvons bien compatir à leurs souffrances et admirer leur bravoure. Ainsi firent à cette époque les soldats français en Crimée; à peine l’armistice fut-il proclamé qu’ils coururent en amis au camp des Russes.


I.

Quand les troupes de Menchikof, après la bataille de l’Alma, entrèrent dans Sébastopol, grande fut l’émotion des habitans. Depuis 1812, la Russie n’avait pas vu d’ennemis sur son territoire. La Crimée, protégée par une flotte formidable et surtout par le prestige de l’empereur Nicolas, se croyait mieux à l’abri que toute autre province. Les habitans furent comme éveillés en sursaut par cette double nouvelle : le débarquement des alliés et la défaite des Russes. L’envahisseur, que l’on croyait si loin, était aux portes; nous avons eu de ces surprises. D’abord ils s’en prirent aux soldats, qu’ils accusaient de s’être enfuis du champ de bataille. Le désarroi de certains régimens, les vêtemens en désordre, les armes brisées ou perdues, semblaient donner raison aux accusateurs. « Une bonne femme que je voulais désabuser, raconte le major Gorbounof, ne voulut pas entendre mes explications. A tout, elle répondait : — Pourquoi allez-vous tête nue? — Et en effet, je ne sais comment, j’avais perdu mon casque dans la bataille. » On commençait à regarder de travers tous les visages nouveaux; un inconnu ne pouvait être qu’un espion. Un aide-de-camp du général en chef, étant descendu chez un de ses amis, fut assez étonné d’y voir arriver le maître de police, que d’officieux voisins lui avaient dépêché. Un mot inquiétant, qui avait déjà couru dans les rangs de l’armée, circulait en ville. Le soldat et l’homme du peuple ne sont pas en Russie plus parfaits que chez nous. Autour des feux de bivouacs, après l’Alma comme après Inkerman, on se demandait « s’il n’y avait pas eu trahison. » Dans la ville, on affirmait que Menchikof avait dit : « J’avais l’intention de vendre Sébastopol, mais les Anglais ne m’en donnaient pas assez cher. » Cette absurdité fut, dans les lettres des militaires et des habitans, portée jusqu’à Saint-Pétersbourg. Pourtant, après le premier moment de panique et de confusion, pendant les cinq jours de répit que laissèrent les Français, on travailla