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la plaie ne se fait pas, la surface prend mauvais aspect. Il n’y a pas de blessure légère pour un ivrogne.

Les aliénistes ont depuis longtemps déjà distingué de l’alcoolisme une affection connue sous le nom de dipsomanie, que lui a imposé Hufeland. C’est la folie de l’intempérance : elle se manifeste par accès irrésistibles chez des personnes dont le caractère est au-dessus de tout soupçon et qui mènent la vie la plus rangée. La dipsomanie, perversion instinctive, n’a aucun rapport avec l’alcoolisme, simple empoisonnement; elle peut en être quelquefois le point de départ. Cette affection trahit à un haut degré l’influence héréditaire ; c’est là qu’elle puise ses origines. L’alcoolisme aussi se continue à travers les générations, et même il peut revêtir par là un caractère tout nouveau de malignité. Le fils de l’ivrogne s’empoisonne avec des quantités d’alcool qui n’eussent pas même enivré le père; qu’il commette le moindre excès, et tout aussitôt le délire éclate. L’alcoolique ruine d’ailleurs la santé de sa descendance de bien d’autres façons. Il donne très fréquemment naissance à des idiots, des aliénés, des scrofuleux et des phthisiques. On a même soutenu, avec quelque raison plausible, que l’épilepsie ou les convulsions chez quelques enfans n’avaient pas d’autre cause que le simple état d’ivresse passagère des parens au moment de la conception. Un exemple cité par le docteur Morel semble bien propre à justifier ces assertions, c’est celui d’un ouvrier mort d’alcoolisme chronique en laissant sept enfans. Les deux premiers sont enlevés en bas âge par des convulsions; le troisième devient aliéné à vingt-deux ans; le quatrième essaie plusieurs fois de se suicider et finit par l’idiotie; le cinquième est irritable et misanthrope, sa sœur est hystérique; le septième seul est intelligent et d’un tempérament nerveux.

Nous avons esquissé à grands traits les tableaux des misères dont nous accable le fléau de l’alcoolisme. Il nous resterait à indiquer les remèdes qui peuvent combattre ce mal dévorant. Aux États-Unis, on a fondé des hôpitaux spéciaux (Inebriate asylum) pour « les frères tombés; » malheureusement, pour empêcher les frères de tomber, nous n’avons pas de secret. Il faudrait cependant que l’état se déshabituât de considérer l’exploitation de l’alcool comme une poule aux œufs d’or et qu’il cherchât sincèrement un moyen de dégrever le vin en frappant l’alcool. On pourrait aussi réduire le nombre des cabarets sans se soucier des réclamations intéressées qui se couvrent du pavillon de la liberté commerciale; mais une propagande morale comme celle qu’a commencée depuis deux ans l’Association française contre l’abus des boissons alcooliques nous paraît encore un instrument d’action plus efficace que toutes les mesures législatives ou fiscales. Quid leges sine moribus?


A. DASTRE.