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l’attention des hommes qui sont chargés de veiller sur la santé publique? On sait que le nombre des malheureux épileptiques va croissant chaque année, et que d’autre part cette maladie a une origine héréditaire dans les habitudes alcooliques des parens. Ne serait-il pas possible que les buveurs d’absinthe fussent plus aptes encore que les buveurs d’alcool à transmettre ce vice à leur postérité? La transmission héréditaire dont les ivrognes possèdent le redoutable privilège n’est pas l’un des moindres dangers auxquels ils exposent la société; le mal qu’ils font ne disparaît pas avec eux : il se prolonge par une descendance de fous, d’idiots, de scrofuleux et d’épileptiques.

La liqueur d’absinthe est préparée par la macération à froid dans l’alcool des feuilles ou des sommités de la plante artemisia absinthium. On y fait intervenir également la badiane, l’anis, l’angélique, le calamus aromaticus, l’origan. La liqueur ainsi composée a été introduite par l’armée d’Afrique dans la population civile; la consommation, à Paris surtout, avait pris dans ces dernières années un développement énorme. Le danger de cet état de choses a provoqué des réclamations devant lesquelles les pouvoirs publics étaient d’abord restés sourds; mais, les nécessités budgétaires aidant, on s’est enfin décidé à prendre des mesures efficaces. La loi du 6 avril 1872 a frappé la liqueur d’absinthe du droit énorme de 195 francs l’hectolitre à Paris, et de 175 francs pour la province. De plus l’article 4 de cette loi interdit la fabrication de l’essence concentrée et en réserve la vente aux pharmaciens. Quelques personnes réclamaient une mesure plus radicale, la prohibition absolue; le conseil-général du Finistère en particulier émettait en 1872 le vœu que « le débit de l’absinthe fût formellement interdit. » Pourtant la situation s’est déjà améliorée sous l’influence du nouveau régime, et après un an d’exercice M. Bergeron annonçait à la société de tempérance que la consommation de la liqueur avait diminué de près de moitié à Paris.

Les excès alcooliques répétés constituent bientôt le buveur à l’état d’alcoolique avéré. Il entre dans la seconde période. Alors les organes, constamment imbibés par le poison, ont contracté des altérations profondes, l’individu n’est déjà plus le même. Aussi, dans ce second stade, un excès peut-il provoquer, au lieu de la simple ivresse, un phénomène nouveau, sans précédent jusque-là, le délire alcoolique ou le delirium tremens.

Certes il est triste que l’homme abdique sa raison pour se faire le jouet des conceptions délirantes qui hantent le cerveau d’un fou. Le mangeur d’opium trouve au moins dans les images riantes qui peuplent ses songes une sorte de compensation à son abrutissement; le délire alcoolique éveille seulement des impressions pénibles ou