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nombre des fusillés ; les autres étaient des Cubains, et parmi eux Jésus del Sol, Varona, deux noms illustrés dans la guerre de l’insurrection, un fils du général Quesada, Pedro Gespedes, le frère même du président. En Amérique cependant l’opinion s’émut ; du nord au sud des États-Unis, ce ne fut qu’un cri de colère, une explosion unanime d’ardeur belliqueuse et patriotique : pas de ville, de village, qui n’eût son indignation meeting, déjà les journaux faisaient le calcul des frais que pouvait entraîner une expédition, et l’on ne parlait rien moins que de conquérir Cuba. De son côté, la presse anglaise demandait bien haut réparation.

Or en cette affaire l’Espagne avait-elle vraiment tous ks torts ? Sans doute il est douloureux pour l’humanité que de malheureux prisonniers aient été ainsi fusillés en masse après un procès sommaire, alors que la cruauté était au moins inutile ; sans doute aussi le commandant espagnol a violé les lois internationales en capturant en pleine mer un navire étranger. Le Virginius naviguait sous pavillon américain ; ses papiers, tous en règle, portaient le visa du consul américain de Kingston, et le but désigné du voyage était de transporter une troupe d’ouvriers à Costa-Rica, où s’exécutent en ce moment des travaux de chemin de fer. Ni l’Amérique ni l’Espagne n’ont jamais reconnu aux séparatistes cubains la qualité de belligérans ; donc, en théorie, l’état de paix existe à Cuba, et le gouvernement espagnol ne peut hors des eaux de ses possessions exercer le droit de visite ou de saisie sur des vaisseaux étrangers. Malgré tout, et en vertu du même principe, la grande faute ici est au gouvernement fédéral, qui n’a pas su empêcher le départ d’une expédition militaire préparée sur son territoire et dirigée contre une puissance amie ; quelles que soient ses sympathies secrètes pour la cause des séparatistes, tant qu’il ne les aura pas officiellement reconnus, il ne peut que voir en eux des rebelles et leur refuser tout appui, même le plus indirect, sous peine de faillir, comme il l’a fait envers l’Espagne, à ses devoirs internationaux. Enfin, à considérer les victimes, sont-elles toutes également dignes d’intérêt ? Ces Américains, ces Anglais, engagés à prix d’or dans une lutte étrangère, méritent-ils de leurs nationaux tant de regrets et de larmes ? Qu’ils n’aient rien su des projets de leur capitaine, c’est chose invraisemblable. Les manœuvres répétées du Virginius, ses nombreux voyages, son chargement même, la grande notoriété dont il jouissait dans les ports de l’Union, ne permettaient guère d’ignorer sa complicité avec les insurgés, et, sauf quelques matelots anglais embarqués à la Jamaïque au dernier moment, tout le monde à bord était évidemment renseigné sur le but caché de l’expédition. Ces gens-là savaient donc fort bien à quels dangers ils s’exposaient, mais ils y trouvaient leur profit et consentaient à courir la chance. La liberté