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LA QUESTION CUBAINE.

véritable réputation. Le 4 octobre dernier, le Virginius quittait New-York à destination de Cuba ; on fit voile d’abord pour Kingston, port de la Jamaïque, où le navire compléta la riche cargaison d’armes, de munitions, d’approvisionnemens de tout genre, qu’il s’agissait de débarquer secrètement sur la côte et de faire tenir aux insurgés : 150 hommes environ devaient escorter le convoi. Plus avisé que son collègue de New-York, le consul espagnol de Kingston eut vent de l’affaire et en informa le général Burriel, gouverneur de Santiago de Cuba. Celui-ci se hâte d’expédier à la recherche du flibustier la canonnière espagnole le Tornado, qui l’aperçoit le lendemain à 18 milles à peu près de la côte cubaine. Se voyant reconnu, le capitaine Fry fit force de voiles et de vapeur, car il n’était pas armé pour lutter contre un navire de guerre ; mais le Virginius tenait la mer depuis plus d’un an : le mauvais état de sa coque lui avait fait perdre de sa vitesse d’autrefois et, pour comble de malechance, le combustible vint à manquer. Vainement on jeta à la mer les caisses d’armes et de munitions, autant pour alléger le navire que pour se débarrasser d’une cargaison suspecte, vainement on entassa dans les fourneaux les boiseries, les tonneaux défoncés, et jusqu’à des barils de lard qui se trouvaient à bord ; l’Espagnol gagnait de vitesse, et après une poursuite de huit heures le Virginius dut amener son pavillon. Un moment encore, et il entrait dans les eaux anglaises de la Jamaïque, où il était sauvé. Le vainqueur rentra triomphalement avec sa prise dans le port de Santiago de Cuba.

Une cour martiale s’installa aussitôt à bord du Tornado. Tous les prisonniers furent jugés comme pirates, dix-huit seulement échappèrent à une sentence de mort, sur lesquels quatre ou cinq à peine, qui ignoraient évidemment le but de l’expédition, durent être remis en liberté. Les consuls étrangers eurent beau protester en faveur de leurs nationaux, le gouverneur Burriel n’attendit même pas la fin du procès pour commencer les fusillades. Voulait-il ainsi faire acte d’autorité et prévenir l’intervention du gouvernement ? Cédait-il seulement à la pression des volontaires ? Cela est encore possible ; à La Havane, comme à Santiago, dit un correspondant américain, on fêta le massacre par des banquets, des bals, des sérénades, des courses de taureaux. À la première nouvelle de cette affaire, justement effrayé des conséquences qui pouvaient en résulter pour l’Espagne, M. Castelar avait envoyé de Madrid l’ordre formel de surseoir à toute exécution ; mais l’interruption plus ou moins fortuite des communications télégraphiques entre La Havane et Santiago laissait pleine liberté d’action au général Burriel, et cinquante-sept exécutions avaient déjà eu lieu quand arriva la dépêche du gouvernement. Le capitaine du Virginius, ses officiers et trente-quatre hommes de l’équipage, Américains ou Anglais, se trouvaient au