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changé aux mœurs sauvages et à l’indiscipline de la milice irrégulière instituée par le général Lersundi.

Tandis que le parti espagnol se comptait, se serrait, s’organisait pour la résistance, les insurgés de leur côté ne négligeaient aucun moyen de propagande auprès de leurs compatriotes. En cela, il est vrai, ils étaient singulièrement gênés par la nature même et la configuration du pays. L’île de Cuba s’étend toute en longueur, et l’on a pu la comparer fort bien à une langue d’oiseau. C’est dans la partie orientale que se trouvent la capitale de l’île, La Havane, peuplée de 200 000 âmes, et les autres villes les plus importantes ; c’est là aussi que domine l’élément espagnol. Parti de la pointe occidentale de l’île, le mouvement gagna assez facilement les districts du centre, où il trouva en foule, au milieu d’une population congénère, secours et sympathies ; mais il ne put aller plus loin. D’ailleurs les routes manquent, les communications d’une extrémité de l’île à l’autre sont des plus difficiles. Depuis plus de deux mois déjà, Cespedes avait poussé le premier cri de l’indépendance, et l’on se demandait encore à La Havane s’il ne s’agissait pas simplement, comme le disait la presse officielle, d’un soulèvement d’esclaves marrons. Néanmoins, dès que la vérité fut connue, une grande agitation se manifesta dans la capitale ; la cause des insurgés était trop bien celle de tous les créoles pour qu’elle ne trouvât pas là aussi de nombreux partisans. Une société fut formée qui prit le nom de Société des travailleurs, los Laborantes, un nom vraiment bien choisi et qui mérite de rester, comme le titre de Gueux que prirent autrefois contre ces mêmes Espagnols les insurgés des Pays-Bas. Cette société fournissait en secret aux rebelles des vêtemens, des vivres, de l’argent. Quelques jeunes gens même se préparaient à rejoindre l’armée de la liberté ; le gouvernement redoubla de rigueur, et à l’instigation des volontaires il prit contre les laborantes les mesures les plus sévères. Les preuves faisaient-elles défaut, un simple soupçon suffisait. Chaque jour voyait se renouveler les emprisonnemens, les confiscations : c’était l’état de siége dans toute son horreur. Dans les premiers temps, les Espagnols avaient imaginé, comme moyen d’intimidation, de dresser une liste exacte et détaillée de toutes les exécutions. Les créoles ont repris et continué ce travail, et ils en ont fait le Livre du sang, publié à New-York, et qui est comme le livre d’or de l’insurrection ; c’est par centaines, par milliers que se comptent les victimes[1]. Il vint un moment où les gens les plus tranquilles, les plus éloignés de la politique, ne purent plus vivre sous ce régime, qui était une menace perpétuelle pour leur fortune et

  1. « Un homme meurt, — disait un de ces martyrs, Domingo Goicouria, vieillard de soixante-cinq ans montant à l’échafaud, — mais un peuple va naître : muere un hombre, pero nace un pueblo. »