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jourd’hui de cette triste comédie jouée par le cabinet espagnol pour égarer l’opinion de l’Europe. Bien que la façon même dont se recrutait le comité d’enquête assurât d’avance la majorité à leurs adversaires, les députés réformistes n’hésitèrent pas à se rendre à Madrid. Là, dès le début, on leur déclara qu’ils pouvaient discuter, — à huis-clos, — sur toute question sauf celles de l’unité nationale, religieuse et monarchique ! Et cependant, sans se rebuter, fidèles à leur programme, les délégués cubains proposèrent successivement l’abolition des droits de douane et la substitution d’un impôt direct sur le revenu, un projet de gouvernement local embrassant le mode de représentation aux cortès, enfin un plan complet pour l’abolition de la traite et l’émancipation graduelle des esclaves. Les délégués de Porto-Rico, où du reste le nombre des noirs est moins élevé, allèrent jusqu’à réclamer l’émancipation immédiate. Que fit le gouvernement ? On lui avait demandé l’abolition des douanes et à la place la substitution du 6 pour 100 sur le revenu : il se contenta de modifier légèrement les tarifs et adopta l’impôt direct, mais en l’élevant à 10 pour 100, de manière à faire rentrer dans les caisses le double au moins des contributions supprimées. Bien plus, il se permit d’avancer que « le nouveau système émanait des commissaires cubains. » Ceux-ci eurent beau se plaindre, s’indigner, protester, ils durent retourner chez eux sans avoir rien obtenu.

Dès lors une insurrection était inévitable. Les réformistes passèrent presque tous dans les rangs des séparatistes ; le journal El Siglo, organe du parti modéré, perdit du même coup les deux tiers de ses abonnés. De toutes parts se formaient des comités secrets pour préparer la lutte ; quelques patriotes de la partie orientale de l’île prirent la tête du mouvement. On envoya des émissaires dans les divers districts, on réunit de l’argent, on acheta des armes, quoique en petite quantité encore, de peur d’éveiller les soupçons ; Francisco Aguilera, du district de Bayamo, mit en vente une de ses plus riches propriétés et en consacra le produit à la cause de l’insurrection. Déjà rendez-vous était pris pour le 3 janvier 1869 : ce jour-là, les conjurés devaient se réunir en armes et appeler leurs compatriotes à la liberté ; mais le gouvernement avait eu vent du complot, des plis compromettans venaient même d’être saisis ; il fallut devancer la date indiquée. Juriste distingué, élevé en Europe et possesseur d’une grande fortune, Carlo Manuel de Cespedes jouissait dans son entourage d’une considération et d’une estime que devaient pleinement justifier son désintéressement et son énergie ; il était devenu bientôt avec Aguilera l’un des principaux chefs du parti. Pressé par les circonstances, il convoqua ses voisins les plus proches, et le 10 octobre, dans ses plantations de Demayagua, sur la côte, auprès de Yara, à la tête de 150 hommes à