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les créoles, en thèse générale, sont des maîtres moins avares, moins exigeans, moins despotes : ils ménagent l’esclave, et il s’ensuit qu’avec eux l’esclavage ne rend pas tout ce qu’il pourrait rendre ; ils se flattent que, s’ils ne dépendaient que d’eux-mêmes, ils parviendraient bien vite à organiser dans l’île un système de travail libre qui serait tout à la fois plus rémunérateur et plus humain. S’élevant à un ordre d’idées plus hautes, ils ont compris que l’esclavage n’est pas moins démoralisant pour le maître que pour l’esclave ; ils se sont rendu compte des vices et des maux qu’il traîne à sa suite ; ils se sont aperçus enfin que cette institution funeste faisait la plus grande force de leurs oppresseurs, « que toutes les libertés sont solidaires et qu’on est mal venu à fonder l’indépendance des blancs sur la servitude des noirs. » Voilà pourquoi en 1866, en tête de leurs demandes de réformes, les Cubains réclamaient l’abolition de l’esclavage ; voilà aussi pourquoi un des premiers actes de l’insurrection a été de proclamer la liberté des noirs. C’était sans doute froisser bien des intérêts et réveiller bien des craintes : le moment venu de s’exécuter, nombre de planteurs ont pris peur et ont reculé ; mais, dans la situation, un moyen-terme n’était pas possible. Pendant plus de trente ans, pour contenir les créoles par la terreur, le gouvernement espagnol s’est plu à rappeler l’exemple de Saint-Domingue, à présenter toujours comme imminente une révolte des noirs, et l’on connaît cette menace terrible d’un représentant aux cortès : « Cuba sera espagnole ou africaine. » Aujourd’hui, grâce à l’initiative prise par Cespedes et les siens, cet argument s’est retourné contre ses auteurs ; la cause de l’abolition de l’esclavage et celle de l’indépendance sont définitivement liées, toutes deux luttent ensemble contre l’Espagnol, et les noirs libérés, combattant auprès de leurs anciens maîtres, ne font pas le moins ferme soutien de l’armée insurgée.

Jusqu’en 1868, malgré les plus justes griefs, on ne voit pas que Cuba ait sérieusement cherché l’occasion de se révolter ou compliqué beaucoup par son attitude les embarras de la métropole. La lutte des colonies continentales se prolongea huit ans sans qu’elle y prît part ; en 1837, lorsqu’un décret arbitraire chassa ses députés des cortès, elle ne bougea pas, elle était « la toujours fidèle, » la siempre fiel isla de Cuba, comme portaient les documens officiels. À vrai dire, cette soumission était plus apparente que réelle ; tous les Cubains souffraient et s’irritaient déjà du régime qui leur était imposé. De 1850 à 1854, plusieurs tentatives de soulèvement eurent lieu, mais sans grand succès ; ainsi les deux expéditions de Lopez, qui furent bientôt réprimées et aboutirent à l’exécution de leur chef, ainsi encore celle projetée par le général américain Quitman, qui avait réuni plus de 2 000 hommes, et qui fut arrêté dès le début par l’intervention des grandes puissances em’opéennes. Toutes ces expé-