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régime du bon plaisir. Les Espagnols en effet sont presque unanimes sur ce point : à leur sens, toute colonie est une ferme qu’il faut exploiter sans autre préoccupation que d’en tirer le plus d’argent possible ; leur libéralisme, si ardent qu’il soit, ne passe pas la mer ; les réformes qu’ils réclament à grands cris pour eux-mêmes leur sembleraient dangereuses pour les colons. C’est ainsi que Cuba est restée régie par des lois spéciales, si du moins on peut appeler ainsi la violence, la concussion, l’arbitraire, érigés en système de gouvernement : tout en haut de l’échelle, le capitaine-général, sorte de vice-roi, nommé tous les deux ans, aux appointemens annuels de 50 000 piastres, et jouissant du pouvoir accordé aux gouverneurs des villes en état de siége, — à ses ordres, une flotte et une armée considérable où chaque homme touchait double solde, — puis au-dessous de lui, occupant les places, une multitude de fonctionnaires et d’employés, créatures faméliques de quelque puissant du jour, venus aux Antilles pour faire fortune et ne regardant pas aux moyens, tous Espagnols jusqu’au dernier, tous aussi, comme les soldats, transportés, soldés, pensionnés même par, les caisses de la colonie. L’Espagne compte à elle seule presque autant d’employés à Cuba que la Hollande et l’Angleterre dans leurs possessions réunies. Quant aux Cubains, sans existence politique, exclus de tout emploi civil et militaire, ils n’étaient bons qu’à payer, et, à vrai dire, ils avaient fort à faire. Croirait-on qu’outre les dépenses d’un budget déjà grevé par les exigences et les malversations des agens péninsulaires, Cuba était forcée chaque année de trouver un excédant d’une trentaine de millions pour subvenir aux besoins de la métropole ? Encore si d’habiles mesures, en favorisant les progrès du commerce et de l’industrie, avaient permis aux Cubains de tirer de leur travail tout le parti possible ; mais l’Espagne, comme à plaisir, par des tarifs vexatoires, semblait s’appliquer à ruiner la prospérité de sa colonie : un système absurde de protection fermait aux produits étrangers l’entrée des ports de l’île, les États-Unis en retour chargeaient le sucre de droits excessifs, et le planteur cubain de la sorte était frappé doublement. Qu’on ajoute à tant de griefs la morgue castillane, l’insolence de ces employés parasites, leur dédain suprême pour tout ce qui n’était pas né sur le sol sacré de l’Espagne, et l’on comprendra sans peine que les créoles, blessés dans leurs droits, dans leurs intérêts, dans leur orgueil, aient enfin perdu patience et tenté de secouer le joug étouffant qui pesait sur eux.

À s’en tenir aux apparences, ce n’est là qu’une lutte de famille, une scission entre deux branches d’un seul et même peuple. Grâce aux cruautés trop fameuses des premiers conquérans, la race indienne indigène, si nombreuse autrefois, a depuis longtemps disparu : les Cubains actuels ont eu l’Espagne pour mère-patrie ; la