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prise gigantesque affirment qu’il s’est produit de tels changemens depuis dix ans dans les sociétés de l’Asie centrale que les populations, exposées jadis à des révolutions continuelles et dégradées par le despotisme le plus barbare, accueilleraient maintenant avec joie les ingénieurs européens. Nous craignons qu’il n’y ait beaucoup d’illusions dans ces projets, auxquels on peut reprocher tout au moins d’être prématurés. Le chemin de fer en question ne serait pas plus long sans doute que celui de New-York à San-Francisco, il ne traverserait pas une contrée plus sauvage ni plus accidentée; mais quelle différence entre les points extrêmes! De l’Atlantique au Pacifique, il n’y a qu’une seule et même race, un seul et même peuple plein d’entrain et de vigueur. Entre Orenbourg, Péking et Peshawer, ce sont au contraire des races hostiles, en lutte depuis deux mille ans. Les promoteurs du grand-central asiatique se sont-ils rendu compte de ces difficultés[1] ?

Qu’ils possèdent ou non des chemins de fer, l’Afghanistan et la Bokharie ne peuvent se soustraire plus longtemps à l’influence de la civilisation occidentale; c’est là le point capital. Que ce soit le drapeau russe ou le drapeau britannique qui flotte sur les tours de Bokhara, de Samarcande, de Caboul et de Hérat, il ne nous importe guère, pourvu que cette région soit ouverte aux Européens. Il serait préférable sans doute que ces contrées conservassent leur antique indépendance, sous l’œil et la protection de leurs puissans voisins, et prissent place d’elles-mêmes au milieu des nations civilisées ; mais en seraient-elles capables? Voilà la question. Pourraient-elles s’ouvrir comme la Chine, se régénérer comme le Japon? Les Anglais préfèrent transformer l’Afghanistan par leur exemple et par leurs conseils plutôt que de le soumettre par les armes. Les Russes indiquent assez clairement qu’ils aiment mieux conquérir. Le bassin de l’Oxus, qui a subi tant d’invasions dans les siècles passés, a bien peu de chance d’en éviter maintenant une dernière qui lui apportera la paix et les bienfaits de la civilisation moderne.


H. BLERZY.

  1. Dans une lettre à lord Granville, que les journaux ont reproduite récemment, M. de Lesseps commet une erreur que les Anglais ne lui pardonneront pas volontiers : « Je ne crois pas, dit-il, qu’il existe des causes sérieuses de conflit entre la Grande-Bretagne et la Russie dans l’Asie centrale. Les deux empires ont un champ assez vaste : l’Angleterre au midi, la Russie au nord de l’Hindou-Kouch. » Les récits qu’on vient de lire expliquent suffisamment que lord Granville conteste aux Russes le droit de s’avancer jusqu’au pied septentrional de l’Hindou-Kouch. La mission du comte Schouvalof à Londres n’a eu d’autre résultat que d’élucider ce point du débat.