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civiles : c’est l’anarchie sauvage, la dévastation érigée en principe. Samarcande et Bokhara n’ont plus d’histoire, non pas que le peuple vive heureux et paisible, mais parce que les malheurs du temps ne laissent à personne le loisir d’en être l’historien. Le peu qu’il en raconte sur cette époque néfaste, M. Vambéry l’a puisé dans les récits des écrivains chinois ou persans. Est-ce donc que Timour, le Tamerlan en qui nous avons l’habitude de voir un grand destructeur d’empires, fut un régénérateur? Le fait est exact, quelque peu vraisemblable qu’il paraisse. Les fils et petits-fils de Gengis-Khan, après s’être partagé ses états, continuèrent de résider au-delà du Yaxartes; ils avaient de la défiance et de la haine contre la civilisation iranienne dont la vallée du Zerefchan conservait les vestiges; les steppes et les montagnes de leur première patrie leur semblaient un domaine plus sûr. Ils laissèrent donc les Turcs régner en maîtres au sud-ouest. Timour, fils d’un chef de tribu turque, naquit à Sheri-Sebz en 1333. A l’âge de trente ans, il avait expulsé les Mogols de son pays natal, et se trouvait par la force des armes le souverain incontesté de la Boukharie. Samarcande fut sa capitale favorite; ce fut là qu’il entassa toutes les richesses rapportées de ses expéditions lointaines. Après s’être avancé jusqu’à Moscou, jusqu’aux sources du Gange ou jusqu’au littoral de la Méditerranée, il revenait en triomphateur à Samarcande.

Il ne s’agit pas ici de réhabiliter la mémoire de Timour, ce conquérant sanguinaire qui érigeait à Ispahan une pyramide de 70,000 crânes humains, qui massacrait sur les bords de l’Indus 100,000 prisonniers dont il était embarrassé, et qui en définitive, de Moscou à Smyrne et Delhi, n’a laissé derrière lui que des traces de feu et de sang sans rien créer de durable. Néanmoins il est certain que son règne fut une époque de gloire, et il n’est guère contestable que ce fut une ère de prospérité pour les provinces de l’Oxus. Jamais aucune ville de l’Asie septentrionale, ni Cambalu, capitale des souverains mogols, ni Ghazni, ni Bokhara, n’avaient connu le luxe extravagant que Timour déployait dans Samarcande. Gonzalez de Clavijo, ambassadeur du roi d’Espagne, en a laissé des descriptions emphatiques. Ce luxe était, il est vrai, la dépouille de tous les états musulmans d’alentour; mais Samarcande, où le conquérant amenait de force les artisans les plus habiles des pays qu’il avait parcourus, Samarcande était devenu une ville de 150,000 âmes. L’Inde y envoyait des épices, la Chine des soies et des porcelaines, les marchands de la Transoxiane trafiquaient avec Nijni-Novgorod par Khiva et Asterabad, avec Gênes et Venise par Hérat et Trébizonde. Les lettres ne furent pas oubliées non plus; les écoles, aussi bien que les hôpitaux et les mosquées, reçurent alors d’opulentes donations dont la plupart subsistent encore.