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inexplicables révolutions de la popularité, se déclarait tout à coup pour l’ancien commandant de la désastreuse expédition du Mexique, pour le chef du 3e corps de l’armée du Rhin, qui après tout n’avait pas fait plus que d’autres, qui le jour de la bataille de Spicheren n’avait peut-être pas montré tout le zèle possible. L’opinion ne laissait même pas la liberté du choix au souverain, au gouvernement, et ici se passait une scène qui est l’honneur d’un vaillant homme. Le maréchal Canrobert arrivait en ce moment à Metz ; il avait eu autrefois Bazaine comme colonel sous ses ordres à l’armée d’Orient ; il était depuis près de quinze ans maréchal de France, et il pouvait paraître étrange de lui proposer de servir sous un de ses anciens colonels. L’empereur semblait le sentir ; Canrobert allait aussitôt au-devant de la difficulté en disant avec une bonhomie modeste et fière : « Ne faites pas attention, dans les circonstances où est la patrie les individualités ne sont rien. Mettez-moi sous les ordres de Bazaine ; je ferai là ce que j’ai fait toute ma vie, mon métier d’honnête soldat, et je serai le plus obéissant des subordonnés tout en conservant ma dignité… » Canrobert s’effaçait avec une simplicité généreuse, et c’est ainsi que le maréchal Bazaine devenait le commandant en chef de l’armée du Rhin par la toute-puissance d’une opinion mobile et inquiète.

Le danger de ces mouvemens de faveur populaire est toujours de demander aux hommes plus qu’ils ne peuvent donner. Bazaine était assurément un vigoureux soldat ; seulement on voulait voir en lui un victorieux, un chef destiné à relever la fortune des armes françaises, et ceux qui le connaissaient avaient moins de confiance dans sa supériorité militaire, ils doutaient de son activité, de l’élévation de son esprit, de son aptitude à conduire de grandes opérations. De plus le commandement qu’il recevait venait bien tard, lorsque tout était déjà compromis, le 13 août, après sept jours passés à revenir sous Metz, laissés par conséquent à l’ennemi, — et cette combinaison tardive avait d’autant plus d’inconvéniens que le pouvoir du général en chef était censé s’étendre à l’armée tout entière, au 1er, au 5e au 7e corps, avec lesquels on commençait à n’avoir que des rapports lents et difficiles. Enfin le commandement suprême était peut-être encore plus apparent que réel. Le maréchal Lebœuf avait disparu sans doute comme major-général ; l’empereur restait toujours à Metz, fatigué, affaissé sous les épreuves, à bout de volonté et de forces, persistant encore néanmoins à jouer son rôle, à exprimer des désirs quand il ne donnait plus d’ordres, embarrassé et embarrassant, de sorte que tout était difficulté.

C’est dans ces conditions étrangement graves que le maréchal Bazaine prenait le commandement supérieur de cette armée du Rhin