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ne comprend que par ma bouche. Elle est ma chose, et je le lui dis sans l’offenser, car je lui prouve par mes soins et mon amitié qu’elle est une chose très belle et très précieuse. Enfin je l’ai guérie, elle n’a plus que quinze ans, et l’espérance d’un poupon qui sera son idéal et son tout me garantit la sagesse d’une personne qui s’est longtemps contentée des roquets et des perroquets de son harem. Je lui ai retranché cette ressource contre le vague de l’âme, mais je lui ai laissé sa terrible Dolorès, que je ne crains pas, ayant, je m’en flatte, beaucoup plus de clairvoyance et d’esprit qu’elle. Tout ce que je te dis là est pour nous seuls ; je te le dis pour que tu ne te croies pas obligé de plaindre ma folie. De mon côté, je suis loin de douter de ton bonheur. Il te fallait le haut de l’empyrée, comme il me faut, à moi, la satisfaction de plain-pied. Je ne nie pas le bonheur dans des conditions élevées, et un moment j’y ai aspiré moi-même ; mais je suis arrivé à une saine et philosophique appréciation de ce que l’on appelle le bonheur dans nos langues incomplètes et privées de nuances. Ce mot bonheur désigne un absolu qui n’existe pas. Satisfaction te paraîtrait et me paraît aussi trop brutal pour le remplacer, j’admets les joies de l’esprit. Je dis donc que le bonheur, chose essentiellement relative, a cela d’excellent qu’il se prête à tous les genres d’aspirations. Autrement il serait le partage de trop peu d’élus. Sur ce, que Dieu te conserve en santé, et sache bien que je suis comme auparavant ton fidèle Médard Vianne.

« Post-scriptum. Ma femme me demande s’il est convenable de t’envoyer ses complimens. Je l’autorise à dire ses amitiés. Dans dix ans d’ici, rappelle-toi la date, nous irons vous serrer les mains, et les choses réputées pénibles ou délicates seront comme si elles n’avaient jamais été. »

Cette lettre, que je crus devoir faire lire à sir Richard, le rassura sur le sort de Manoela, à laquelle, bien que joyeux d’avoir recouvré sa liberté, il s’intéressait toujours. Il y a quelques années, songeant à mettre ses affaires en ordre, il nous demanda avec une charmante bonhomie la permission de lui restituer, par une disposition testamentaire, la dot qu’il lui avait toujours destinée et que de son vivant Vianne eût refusée. D’accord avec Jeanne, il fut convenu que ce legs serait maintenu.

Certes Vianne avait raison de regarder ce que nous appelons le bonheur comme une chose relative à l’idée qu’on s’en fait ; mais il nous semble, à Jeanne et à moi, qu’il existe une félicité qui échappe au contrôle des définitions, et qui consiste dans l’aspiration constante aux plus hautes jouissances de l’esprit et du cœur.

George Sand.