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elle père, mère, patrie et roi. Le mois de mai faisait étinceler de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel son petit empire, qu’elle contemplait à travers la porte ouverte. Cinq ou six voisines vinrent ; c’étaient de braves paysannes courbées sur le sillon, ou de laborieuses ouvrières en dentelles, toutes honnêtes et bienveillantes, mais rusées néanmoins à leur manière quand il s’agissait d’intérêt personnel.

— Tu es trop jeune pour vivre seule, dit l’une d’elles, viens chez nous, je te logerai, je te nourrirai moyennant le revenu de ton jardin.

— Ce serait la voler, dit une autre ; ma vieille mère viendra tenir ta maison, Bébée.

— Nous ferons de ton méchant jardin un fameux potager, reprit la plus riche, Trine Krebs, et de ta maison une étable à vaches ; quand tu seras en âge de te marier, ta dot se trouvera ainsi arrondie à mes risques, car j’entends t’héberger, et tu ne manqueras de rien.

Bébée n’était qu’une enfant, mais elle n’était pas sotte, et aucun des regards venimeux ni des aigres paroles qu’échangèrent les commères en se disputant le soin de la protéger ne lui échappa. Les larmes se séchèrent soudain sur ses joues, et avec une fermeté inattendue ; — Vous êtes bien bonnes sans doute, dit-elle enfin ; mais, voyez-vous, il m’a conseillé de vivre seule ici à soigner les fleurs, et je ferai selon son conseil. M. le curé lui-même me dirait que j’ai tort, j’obéirais tout de même. — À toutes leurs remontrances, elle opposa cette réponse invariable. Les voisines l’accusèrent d’être ingrate, volontaire, obstinée ; comme les paysans ne comprennent la discussion que sous forme d’injures, elles allèrent jusqu’à reprocher à Bébée d’être un enfant trouvé qui n’avait pas plus de place déterminée dans le monde qu’une des mouches de l’étang d’où le hasard l’avait fait sortir. — Bébée fut remuée au fond du cœur par ces paroles amères qu’elle n’avait jamais entendues ; pour la première fois, elle sentit vaguement que ce pouvait être une honte d’avoir été pêchée parmi les nénufars. Antoine lui avait souvent raconté ce merveilleux sauvetage en affirmant qu’elle avait pour mère et pour marraines les fées et les fleurs, origine dont elle était fière plutôt qu’humiliée. Le bon vieux curé lui-même, qui savait que la raison nous vient toujours assez vite avec le chagrin, n’avait jamais jugé nécessaire de lui montrer le néant de cette innocente fiction. Quand les gens de Bruxelles l’interrogeaient sur sa famille, elle répondait donc de bonne foi : — Ma mère était fleur. — Tu es une fleur dans tous les cas, — disait-on, et Bébée était satisfaite. Pour la première fois des doutes lui vinrent ; ses amies paraissaient l’accuser d’un péché ; peut-être en effet eût-il mieux valu