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armée digne d’elle et faite pour répondre à toutes les nécessités de la situation la plus difficile ; elle a besoin de reconstituer ses défenses, son matériel. D’après un projet qui vient d’être présenté, Paris sera désormais environné de nouveaux forts qui étendront le rayon de la défense bien au-delà des anciens forts du premier siège, qui comprendront Saint-Cyr, Versailles, Saint-Germain, Cormeilles, Villeneuve-Saint-Georges, Châtillon ; mais tout cela est loin d’être fait, tout cela est soumis encore à bien des vicissitudes, et M. de Moltke, par une confusion qui n’est peut-être pas involontaire, se sert de ce mirage des armemens de la France qui n’existent pas, qui restent un problème, pour justifier des armemens démesurés qui ne sont que trop réels, qu’il veut même soustraire d’avance au contrôle du parlement. La véritable raison n’est pas seulement militaire, elle est surtout politique, et c’est ici précisément que le chef d’état-major prussien ne craint pas d’avouer avec une certaine hardiesse la situation que l’Allemagne s’est créée par son système de conquête.

La vérité de cette situation, elle éclate en quelque sorte dans cet aveu décisif : « ce que nous avons conquis en une demi-année par les armes, nous devrons le défendre pendant un demi-siècle par les armes pour qu’on ne nous l’enlève pas, » M. de Moltke tient à dissiper toutes les illusions dont on pourrait se bercer : « l’Allemagne, depuis ses guerres, s’est fait craindre et estimer sans doute, elle n’est point aimée. » Partout elle rencontre la méfiance qu’excite une voisine trop puissante et qui peut devenir incommode. En Belgique, il y a des sympathies pour la France, il y en a fort peu pour l’Allemagne. La Hollande s’émeut et commence à rétablir la ligne des inondations défensives : « contre qui ? je l’ignore, » dit M. de Moltke. Le Danemark augmente sa flotte et fortifie les points de débarquement sur ses côtes. Il n’est pas jusqu’à l’Angleterre où l’on a publié des brochures signalant le danger d’une descente, d’une invasion qui ne viendrait plus cette fois de Boulogne. L’Allemagne est le point de mire universel ; on lui attribue toutes les ambitions, toutes les convoitises ; elle ne peut faire un pas sans être soupçonnée tantôt de vouloir s’approprier les populations germaniques de l’Autriche, tantôt de méditer la conquête des provinces baltiques de la Russie.

Ainsi parle M. de Moltke. Le tableau tracé par le chef d’état-major prussien est certainement curieux, il n’est pas moins instructif, et M. de Bismarck lui-même depuis quelque temps n’a-t-il pas montré que toutes ces méfiances n’étaient point injustes en s’irritant des contradictions, en essayant de faire sentir son humeur dominatrice ? C’est le prépotent de l’heure présente. M. de Bismarck est difficile avec la France, soit ; la France n’est pas seule à connaître la mauvaise humeur de M. de Bismarck. Est-ce que le prince-chancelier n’a pas eu aussi récemment la velléité de faire la police de la Belgique et des mandemens des évêques