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et nous avons passé deux ans à Saint-Jean-de-Luz, où je fis l’état de couturière et où ton père commença à mon insu les opérations que tu sais et dont je ne connaissais pas le fond.

« Nous sûmes conjurer la misère, mais nous étions encore bien pauvres quand il nous amena ici, où Jeanne passa aisément pour notre fille, puisque nous n’y étions connus de personne. Nous ne savions pas ce qu’était devenu le marquis. J’avais toujours peur de lui pour cette pauvre enfant. Je ne fus rassurée qu’en apprenant sa mort par une marchande ambulante que j’avais vue plusieurs fois à Mauville. Je m’informai alors de M. Brudnel. Elle ne put m’en rien dire, elle ne se souvenait pas de l’avoir jamais vu. Je lui demandai si, deux ans auparavant, il n’y avait pas eu une personne tuée par accident dans le parc de Mauville. Elle ne l’avait pas ouï dire.

« Je pensai alors que le marquis s’était vanté d’un crime qu’il n’avait pas commis, et que sir Richard avait bel et bien abandonné Fanny. Je priai cependant ton père de s’enquérir de la vérité. Nous avions gardé l’indication du lieu où il avait dû se cacher aux environs de Mauville. Bielsa s’y rendit et parvint à donner confiance au braconnier, dont il tint les détails suivans.

« Il avait effectivement donné asile à plusieurs reprises au beau monsieur anglais, et même il l’avait accompagné souvent la nuit jusqu’au bas du parc de Mauville avec le valet de chambre de l’Anglais, car ces rendez-vous étaient très dangereux. Le braconnier ne savait pas si son hôte avait une intrigue avec la jeune marquise ou avec une de ses belles-sœurs. L’Anglais fut assez longtemps sans reparaître. Un soir du mois de juin 1825, environ quinze jours avant la fuite de Fanny, — c’était bien l’époque où elle l’avait attendu, — il revint mystérieusement, et le braconnier aida John, le valet de chambre, à tout disposer pour un enlèvement. Ils se rendirent la nuit même à la lisière du parc. C’était encore loin des cèdres. L’Anglais voulut s’y rendre seul ; mais à peine avait-il franchi la clôture qu’un coup de fusil le renversa. John s’élança, le braconnier le suivit. À leur approche, le meurtrier s’enfuit. L’Anglais était étendu par terre et paraissait mort. Ses deux compagnons l’emportèrent et le mirent dans la voiture préparée pour l’enlèvement. Ils gagnèrent ainsi le rivage de la Garonne. Là, le valet de chambre fit descendre le braconnier, lui donna une bourse d’or, et la voiture disparut dans l’obscurité. Jamais, depuis ce moment, il n’avait entendu parler du beau monsieur anglais et jamais il n’avait osé demander de ses nouvelles.

« Nous renonçâmes dès lors à l’espérance, autant vaudrait dire à la crainte, de voir Jeanne réclamée par son père. Nous chérissions cette enfant comme nous eussions chéri celle que j’avais perdue.