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feste énorme, pour parler comme le poète, — et que dans ce manifeste la figure de Gauvain, du pensif Gauvain, supérieur à Cimourdain par l’humanité, est la personnification dernière de M. Victor Hugo.

Les écrivains qui exaltent la révolution française s’attachent presque toujours à un homme, pour marquer leur point de vue et montrer jusqu’où ils vont. Il y a ceux qui s’arrêtent à Mirabeau ou à Vergniaud, ceux qui marchent avec Danton, ceux qui poussent jusqu’à Robespierre, ceux qui préfèrent Anacharsis Cloots, ceux qui ne reculent pas devant Marat, ou Hébert, ou Jacques Roux, du club des enragés. M. Victor Hugo s’attache successivement à Cimourdain et à Gauvain, d’abord à Cimourdain, qui représente « l’absolu de la révolution, » puis à Gauvain, qui représente « l’absolu de l’humanité. » Entre ces deux absolus, il a hésité, non pas tout à fait comme son héros, mais enfin il a hésité. Le combat que se livrent dans l’âme de Gauvain les argumens des deux causes exprime sous une forme idéale l’indécision ou plutôt le calcul du poète révolutionnaire, cherchant sa situation définitive au milieu des partis. Sera-t-il, comme Cimourdain, pour la révolution inflexible ? sera-t-il pour l’humanité comme Gauvain ? On devine bien qu’il y a ici quelque chose de lui-même, lorsqu’on l’entend s’écrier : « Quel champ de bataille que l’homme ! Nous sommes livrés à ces dieux, à ces monstres, à ces géans, nos pensées. Souvent ces belligérans terribles foulent aux pieds notre âme. » Seulement, au lieu d’employer les mots de champ de bataille et de combat, on incline à employer ceux de politique et de calcul. Ce soupçon d’un calcul personnel du poète, cette idée d’une candidature en vue de l’avenir, distrait péniblement la pensée du lecteur. C’est le cas de dire comme dans la comédie de M. Émile Augier : cela jette un froid. Assurément Gauvain s’élève bien au-dessus de Cimourdain, et pourtant qu’a-t-il fait ? quel bien a-t-il produit ? en quoi a-t-il réformé le régime révolutionnaire ? il s’est sacrifié, voilà tout : sacrifice héroïque et inutile. S’il y a jamais un Gauvain à la tête d’une révolution sociale, il n’y restera pas vingt-quatre heures ; Cimourdain son maître le fera guillotiner, et lui-même, saisi d’horreur, cherchera un refuge dans le suicide. Voilà le progrès qui nous est promis ! voilà comment l’auteur de Quatre-vingt-treize aura prouvé « qu’au-dessus des royautés, au-dessus des révolutions, au-dessus des questions terrestres, il y a l’immense attendrissement de l’âme humaine, la protection due aux faibles par les forts, le salut dû à ceux qui sont perdus par ceux qui sont sauvés, la paternité due à tous les enfans par tous les vieillards ! »

L’ouvrage que nous venons d’examiner, avec ses trois parties et