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vaille! Où diable l’érudition va-t-elle se nicher? Ce n’est pas un homme, ce paysan, c’est un dictionnaire.

C’est ce même procédé du dénombrement, ce même placage d’érudition indigeste et d’histoire inutile qui remplit toute la seconde partie de l’ouvrage. Pourquoi M. Victor Hugo a-t-il introduit dans son roman Danton, Robespierre et Marat? Uniquement pour avoir l’occasion de faire le tableau de la convention et le dénombrement de ses membres. Le comité de salut public ordonne d’afficher dans les villes et villages de Vendée et d’exécuter strictement le décret portant peine de mort contre toute connivence dans les évasions de rebelles prisonniers. C’est le décret qui fera tomber la tête du jeune Gauvain, après qu’il aura favorisé la fuite du marquis de Lantenac. En outre le comité de salut public envoie Cimourdain auprès des troupes républicaines de Vendée commandées par Gauvain, avec mission expresse de surveiller le jeune chef. Robespierre, Danton, Marat, sont mêlés à ces deux actes. C’est par ce seul lien qu’ils tiennent au récit; n’importe, le poète met la main sur eux, et, bon gré mal gré, les précipite au premier plan. Cette violence est-elle heureuse? Médiocrement à mon avis. D’abord on est impatienté des continuels arrêts de la narration, Arrivera-t-on jamais ? Ce train ne marche pas. Cette fois surtout on sait d’avance que la station sera d’une longueur insupportable. Si l’histoire de Lantenac, de Gauvain et de Cimourdain n’était qu’un prétexte pour mettre en scène Robespierre, Danton et Marat, ce prétexte était-il bien nécessaire? Pourquoi le poète n’est-il pas allé directement à son but ? Histoire ou roman, poème ou drame, c’est à lui de choisir, mais il faut qu’il choisisse. Nous les avons déjà vus, ces personnages terribles, sous la plume des historiens et des poètes. Lamartine, dans les Girondins, les a montrés à l’œuvre. M, Edgar Quinet, dans un beau chapitre de Merlin l’enchanteur, a essayé de deviner l’âme impénétrable de Robespierre; Ponsard enfin a mis les trois tribuns aux prises dans une scène mémorable de sa Charlotte Corday. Je ne crois pas que M. Victor Hugo ait dépassé ou même égalé dans cette peinture aucun des trois écrivains que je viens de nommer. Il n’est pas plus vrai que Lamartine, qui pèche si souvent contre la vérité. S’il a plus que M. Edgar Quinet le sentiment de la réalité extérieure, il s’en faut bien qu’il ait comme lui ce don de seconde vue qui fait deviner l’invisible et effleurer l’impalpable; enfin, sans comparer le talent honnête et laborieux de l’auteur de Lucrèce au poétique génie de l’auteur des Feuilles d’automne, comment ne pas reconnaître que l’honnêteté de l’esprit, aidée d’une laborieuse ardeur, va souvent très haut et très loin ? C’est ce qui est arrivé à Ponsard dans cette scène de Charlotte Corday où paraissent les trois chefs révolutionnaires.