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c’est qu’ils s’oublient, qu’ils s’effacent, qu’ils sortent d’eux-mêmes, pour nous représenter la destinée humaine à travers l’infinie variété des hommes et des choses. Les uns excellent à combiner les incidens, à les faire converger vers un but, à inventer des situations qui résument une époque; les autres, plus indifférens à l’intérêt du drame ou moins habiles dans l’art d’imaginer les faits, concentrent leurs efforts sur la peinture des caractères. Tous enrichissent le domaine poétique de figures à jamais reconnaissables. M. Victor Hugo, qui ne sait pas s’oublier lui-même pour s’inspirer simplement du monde réel et créer des personnages vivans, ne sait pas non plus s’emparer du lecteur par l’entrain et la nouveauté des péripéties. Il lui est arrivé plus d’une fois d’emprunter des effets, des couleurs, des scènes, à des conteurs plus inventifs, qu’on n’eût jamais songé à nommer auprès de lui, s’il n’avait lui-même autorisé ce rapprochement par de fâcheuses imitations. Cette fois rien de plus simple, rien de plus bref; le roman tout entier, dégagé des détails parasites, des hors-d’œuvre et des amplifications, pourrait tenir aisément dans une trentaine de pages. Mérimée en eût fait quelque chose comme Mateo Falcone ou la Prise d’une redoute.

Le marquis de Lantenac est le chef de l’insurrection vendéenne de 1793 ; le commandant des troupes républicaines est le neveu du marquis, ci-devant vicomte de Gauvain. Le vicomte, aux heures enthousiastes de la jeunesse, a eu pour précepteur un prêtre, l’abbé Cimourdain, qui, entraîné un des premiers par l’esprit du siècle, avant de se lancer à corps perdu dans le courant de la révolution, a pétri à son image l’âme et le cœur de son élève, en a fait l’enfant de sa volonté, l’a brûlé de sa flamme et de sa foi. Au moment où ces deux types de la vieille noblesse, l’oncle et le neveu, l’homme de l’ancien régime et l’homme du monde nouveau, Lantenac et Gauvain, sont en face l’un de l’autre dans cette guerre à mort, Cimourdain arrive auprès de Gauvain comme délégué de la convention. Représentez-vous Saint-Just chargé de surveiller un jeune noble devenu général républicain, avec cette circonstance particulière que le jeune noble est le disciple de Saint-Just. La lutte de Lantenac et de Gauvain se circonscrit avec une précision terrible sur l’échiquier des landes bretonnes. Petites armées et grandes batailles, c’est l’intitulé d’un des chapitres du livre. Enfin, après bien des coups reçus et rendus, Lantenac est bloqué dans une tour avec une poignée d’hommes. Une quinzaine de Vendéens soutiennent un siège contre plus de quatre mille républicains. Nulle ressource, nulle espérance, pas même celle de se faire sauter; la poudre manque. Chacun brûlera sa dernière cartouche, puis du bas en haut de la tour, d’étage en étage, sur chaque marche, derrière