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loin de nous! À cette sève impatiente, il fallait une atmosphère sereine; de formidables ouragans sont venus, des fléaux ont troublé les sources et emporté les grains. A parler sans images, quand on annonce aujourd’hui une création nouvelle de M. Victor Hugo, il y a du bruit, du fracas, il y a des sons de trompe et des battemens de tambour dans tous les carrefours de la littérature européenne; l’auteur ne peut plus compter sur cette curiosité intelligente, sur cette sollicitude amie qui accueillait autrefois chacune de ses œuvres. Comment s’éveillerait la curiosité? A quoi se prendrait la sollicitude? Chez un artiste qui cherche, qui marche, qui déploie ses forces, on peut, suivant le mot de Royer-Collard, s’attendre à de l’imprévu; chez l’auteur de l’Homme qui rit, tout est prévu, le bien comme le mal, le vrai comme le faux. On connaît ses procédés, sa manière, sa rhétorique, sa méthode de déclamation et d’amplification, son système de placage et de remplissage. Quant à l’inspiration du poète qui a tracé tant de pages immortelles, ne sait-on pas qu’elle est arrêtée et comme figée désormais sous des influences meurtrières?

Nous faisions involontairement ces réflexions avant d’ouvrir le Quatre-vingt-treize de M. Victor Hugo; nous pensions aussi, non sans tristesse, à nos prédécesseurs, à ceux qui, en toute occasion, exprimaient cette curiosité ou cette sollicitude dont nous venons de parler; nous nous rappelions l’intérêt passionné qui s’attachait alors aux appréciations de ces œuvres audacieuses. C’était Gustave Planche qui les jugeait au nom de la vérité humaine, comme il disait, avec sa rectitude et sa précision magistrale; c’était Sainte-Beuve, moins libre, moins précis, obligé à toute sorte de ménagemens, dominé par toute sorte de petites préoccupations personnelles, en revanche plus attentif que Gustave Planche aux choses de l’âme, aux exigences supérieures de la vie morale de l’homme; c’était M. Charles Magnin, si discret, si modeste, si scrupuleux, la conscience même, un lettré accompli dont la bienveillance habituelle rendait les critiques plus redoutables; c’était encore, car en parlant de nos devanciers je ne m’en tiens pas seulement à ceux qui ont écrit dans la Revue, c’était M. Alexandre Vinet, le noble censeur de Lausanne, qui, du haut de son esthétique chrétienne, mesurait et fouillait, pour ainsi dire, toutes les œuvres de l’imagination française à la lumière de l’Évangile. Hélas! tous sont morts. S’ils vivaient, que diraient-ils? Autrefois, satisfaits ou mécontens, le poète les obligeait d’exprimer tout haut leur pensée; seraient-ils aussi empressés aujourd’hui? L’annonce d’un ouvrage nouveau serait-elle encore pour eux un appel irrésistible, une mise en demeure de parler? Ne trouveraient-ils pas, comme nous, que tout a été dit, que la nouveauté seule des