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titude ni fixité. En principe, chez les Asiatiques, la terre appartient au souverain, qui reste toujours maître d’en disposer à sa guise; il peut s’en réserver la rente pour les besoins de sa cour ou l’attribuer à quelque commandant d’armée pour assurer la subsistance de la troupe, ou bien encore, — et c’est le cas le plus fréquent, — en gratifier quelques favoris, quelques grands personnages qu’il lui plaît d’enrichir. En général, le chef de l’état confie le soin de recueillir les revenus de chaque canton à des fonctionnaires auxquels il accorde pour salaire une part minime des sommes versées par les paysans. Comme il arrive d’habitude sous les monarchies absolues, ces emplois de collecteurs d’impôts, transmis de père en fils, constituent à la longue une sorte d’héritage au profit des familles qui en furent primitivement pourvues; ainsi s’est établie dans l’Inde une apparence d’aristocratie territoriale. Ces intermédiaires entre le souverain et le peuple s’appellent zémindars dans le Bengale et taloukdars dans le royaume d’Oude. Au-dessous de ces gros locataires, que la coutume transforme peu à peu en propriétaires, se trouve le véritable cultivateur, le ryot, dont la situation ne fut pas mieux définie dans l’origine. Tantôt le sol était donné en commun aux habitans d’un village qui s’en faisaient entre eux une répartition annuelle, — tantôt chaque chef de famille avait sa part assignée pour un temps indéfini, mais sans nulle garantie de n’en pas être dépossédé au premier jour. Le taux de la rente payée par le ryot au zémindar n’était pas non plus immuable. A quelle condition pouvait-il être révisé? Personne n’aurait su le dire. Au fond, tous les rapports entre le suzerain et le tenancier étaient réglés par des coutumes patriarcales plutôt que par une loi inflexible. Les pauvres cultivateurs jouissaient réellement de beaucoup plus de stabilité que ce régime primitif n’en paraît comporter. « Les dynasties s’écroulent, les révolutions se succèdent, disait, il y a longtemps déjà, un vieil administrateur de l’Inde anglaise, les paysans restent. Ils se sauvent devant l’invasion, quitte à revenir dès que la tranquillité se rétablit. Les fils prennent la place de leurs pères, habitent les mêmes cabanes, cultivent les mêmes champs. » Ce n’est pas sans doute dans l’Inde seulement que les choses se passent ainsi, et l’on aurait tort d’en conclure que le régime foncier de l’Asie possède une sécurité suffisante : l’héritage n’existe pas ou n’est qu’affaire de faveur; le détenteur du sol ne se sent pas le courage d’améliorer son bien. Le zémindar et le ryot, soumis à cette loi, n’ont en effet aucun droit d’aliéner le domaine dont ils jouissent, et, s’il leur plaît de quitter le pays, ils ne peuvent s’en défaire au profit du successeur qu’ils se sont choisi.

Dès les premiers temps de la conquête, les Anglais se crurent tenus de décréter une loi agraire analogue à celles de l’Europe,