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faut que je te raconte l’histoire de ma pauvre amie et celle de Richard Brudnel.

— Je sais le commencement, répliquai-je. Tu en as souvent parlé devant moi avec mon père. Fanny Ellingston était orpheline sans fortune, parente de la marquise de Mauville, qui la faisait élever avec ses filles et toi ; le jeune marquis de Mauville aima Fanny et l’épousa contre le gré de sa mère, qui eût voulu pour lui un mariage plus avantageux. Ce mariage eut lieu à Mauville, dans les environs de Marmande, et peu après tu quittas ce pays pour épouser mon père, à Bordeaux.

— Jusque-là, reprit ma mère, tu es bien renseigné ; mais je dois te dire une des raisons qui me portèrent à me marier. Ma situation à Mauville était devenue pénible.

II.

« Fanny n’aimait pas son mari. Elle avait eu le tort de l’épouser par dépit. Elle avait connu et aimé sir Richard Brudnel durant quelques semaines qu’il avait passées au château de Mauville. Sir Richard était alors un jeune homme brillant et séduisant, trop gâté par son succès dans le monde pour n’être pas un peu frivole. Il avait donné, en repartant pour l’Angleterre, des espérances qui ne se réalisèrent pas pour miss Ellingston. Il ne revint pas. Le marquis la pressait de se décider en sa faveur. Elle se décida.

« Je ne l’approuvai point ; je prévoyais de grands malheurs. Le marquis était jaloux jusqu’à la fureur. Elle était l’imprudence même, elle avait toujours aimé Richard, elle l’aimait encore, elle lui écrivait des lettres alors innocentes, par conséquent inutiles et dangereuses. Elle voulut me prendre pour intermédiaire et confidente, je m’y refusai. Elle me trouva trop rigide et se plaignit de n’avoir pas mon affection comme j’avais la sienne. Je sentis qu’elle se perdait et qu’elle pouvait me perdre avec elle en me rendant complice de relations suspectes. J’avoue aussi que j’étais offensée des vivacités de Fanny. Elle m’avait dit, dans un moment de colère, que j’étais jalouse d’elle parce que j’étais, comme toutes les femmes de la maison, même sa belle-mère, éprise de sir Richard. Il y avait peut-être du vrai dans cette idée ; mais pour ce qui me concerne c’était absolument faux. J’étais raisonnable malgré mon jeune âge, et, de toutes les femmes de la maison, j’étais la seule à laquelle sir Richard n’eût pas osé chercher à plaire. Au moment où Fanny me blessa ainsi, ton père m’aimait, et je m’étais attachée à lui. Nous nous rendîmes à Bordeaux avec mon père, et nous y fûmes mariés. Là nous eûmes la douleur de perdre cet excellent père. Il nous