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les protestans allemands. A toutes les avances des transfuges latins, ils n’en ont pas moins toujours répondu avec réserve, sur le ton d’une église qui a foi dans son principe et ne transige point avec lui. Dans leurs encouragemens à ces vieux-catholiques, parfois près de verser en pleine réforme, les Russes ne leur ont point ménagé les leçons. Si vous voulez vous unir à nous, leur disait un des esprits les plus éminens de la Russie, ce n’est point assez de rejeter le dernier concile du Vatican, c’est sur neuf ou dix siècles de traditions latines qu’il vous faut revenir[1].

Cette église si fière devant les adversaires qui l’attaquent à la fois des deux côtés opposés ne peut entièrement échapper à leur influence. Comme toute confession placée dans une position intermédiaire, entre la centralisation catholique et l’individualisme protestant, elle ne peut manquer de subir une certaine attraction vers l’un ou l’autre des deux pôles du christianisme. Tant qu’elle se fait équilibre, cette double attraction en sens contraire peut même contribuer à la maintenir à distance des deux extrêmes. Ainsi que l’église anglicane, l’église russe est par sa situation mitoyenne et par les besoins mêmes de la controverse exposée à deux tendances divergentes : d’un côté, à droite, non point vers le catholicisme romain, mais dans la même direction que Rome, vers la concentration de l’autorité et la suprématie de la tradition, — de l’autre, à gauche, non point précisément vers le protestantisme, mais vers la liberté d’interprétation, vers la foi individuelle et l’influence du clergé inférieur et des laïques. Cette double aimantation remonte aux premiers jours du contact de la Russie avec l’Occident; c’est un des aspects les moins remarqués et non les moins curieux de l’influence de l’Europe sur la Russie. Sous Pierre le Grand, les deux penchans se personnifient dans les deux membres les plus influens de l’église, Etienne Javorski, le suppléant du patriarche dans l’intervalle laissé par Pierre entre la mort du dernier titulaire et l’érection du saint-synode, et Théophane Procopovitch, le collaborateur du tsar dans sa réforme ecclésiastique. De là, depuis Pierre Ier, deux écoles dans le clergé, l’une mettant davantage en relief l’opposition de l’orthodoxie au catholicisme, l’autre son opposition au protestantisme, — la première prenant dans sa lutte contre Rome une teinte protestante, la seconde une teinte catholique dans ses attaques contre la réforme[2]. De la controverse cette double tendance a passé dans les catéchismes et les traités de théologie, parfois même dans les questions de rite et de discipline, les uns se montrant plus strictement conservateurs, les

  1. Khomiakof, Brief an Döllinger von einem Laien der russischen orthodoxen Kirche, Berlin 1872.
  2. Voyez à ce sujet l’introduction de Samarine aux œuvres de Khomiakof.