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périeure à celle de l’église orientale. De combien de siècles eût été retardé le monde germanique, si l’un de ses dialectes, comme le gothique d’Ulfilas, eût pendant le moyen âge tenu dans ses églises la place du latin, si, avant que Luther la rejetât de ses temples, la langue de Rome n’eût préparé l’Allemagne à la renaissance en même temps qu’à la réforme ! Il a fallu qu’au latin aient, sans toujours le remplacer, presque partout succédé nos idiomes vulgaires pour que la Russie ait été reliée à l’Europe. Aucun peuple n’a autant cultivé le grand instrument de connaissance du monde moderne, les langues vivantes; la double privation du commerce du moyen âge latin et de l’antiquité classique n’en reste pas moins un des traits qui distinguent le plus les Russes des nations protestantes comme des catholiques.

La langue slavonne en usage dans la liturgie peut servir de symbole à la situation de l’église russe au milieu des autres confessions chrétiennes. Comme les catholiques, les Russes se servent d’une langue ancienne restée invariable dans les livres sacrés; comme les protestans, ils emploient un idiome national, un dialecte hérité de leurs ancêtres slaves, et non emprunté à des hommes d’une autre race. Ressemblant à la fois aux uns et aux autres, ils sont sur ce point demeurés également éloignés de Rome et de la réforme. Il en est de l’église gréco-russe elle-même comme de ses langues liturgiques. L’orthodoxie orientale est à une distance presque égale du catholicisme romain et des sectes protestantes qui se disent orthodoxes. Vis-à-vis des deux grands partis qui, depuis le XVIe siècle, divisent le christianisme occidental, l’Orient se trouve à beaucoup d’égards dans une situation intermédiaire et comme moyenne. Par la conception de l’autorité et de l’unité de l’église, par la liberté de l’interprétation, la constitution et la discipline du clergé, par son mode de gouvernement, ses relations avec l’état et les fidèles, par tout le côté moral et politique du christianisme, par l’esprit sinon les pratiques de son culte, l’orthodoxie diffère presque autant de Rome que de ses filles révoltées. Contrairement à l’opinion vulgaire, elle est, par le fond de sa doctrine, moins voisine de la papauté romaine que des églises épiscopales sorties de la réforme. Le pauvre prince d’Anhalt, père de Catherine II, n’était pas en réalité aussi dupé qu’il en avait l’air alors que, pour la conversion de sa fille à l’église russe, il se laissait persuader que luthéranisme ou culte grec, c’était au fond à peu près la même chose[1]. À cette situation mitoyenne entre Rome et certaines confessions issues de la réforme, l’église orthodoxe a dû les propositions d’union

  1. Voyez l’étude de M. A. Rambaud sur Catherine II dans la Revue du 1er février.