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doute, dans le livre de Bussy, faire une large part à la fantaisie du conteur, aux rancunes personnelles, aux exagérations de la satire; il faut enlever de ce musée du vice le portrait de Mme de Sévigné, que l’auteur accuse d’avoir aimé le comte de Lude « sans soupirs, sans larmes et sans hélas! » parce qu’elle avait peut-être refusé de l’aimer lui-même. Cependant, si le roman pénètre et s’insinue un peu partout, la vérité historique se retrouve aussi en de nombreuses pages, et bien des misères morales se découvrent derrière la tenture magnifique qui nous dérobe trop souvent les perspectives du XVIIe siècle.

Le Pays de Braquerie soulève aussi bien des voiles, et peut-être même en fait de révélations scandaleuses dépasse-t-il l’Histoire des Gaules. Dans cet étrange pays, habité par les cornutes, les braques, les ruffiens et les prudomagnes, les femmes connues par leurs aventures sont métamorphosées en villes de guerre et décrites stratégiquement. Les unes, protégées par des ouvrages avancés, c’est-à-dire par des pères ou des maris, n’ont battu la chamade qu’après une vigoureuse résistance; les autres, en plus grand nombre, ont capitulé aussi promptement que Namur devant les canons de Louis XIV, et les premières capitulations ont été suivies de beaucoup d’autres. Quelques-unes, malgré les sièges, sont restées agréables, les voyageurs aiment encore à s’y arrêter ; mais la plupart, comme des bastions démantelés, n’offrent que des ruines, et c’est à peine si de loin en loin elles trouvent pour gouverneurs, au lieu des ducs et pairs qu’elles avaient eus d’abord, quelques vieux satrapes comme M. de Clairembault, quelques ecclésiastiques en froideur avec la morale comme l’abbé Fouquet.

Les portraits, qui étaient, on le sait, en grande vogue au XVIIe siècle, sont nombreux dans Bussy-Rabutin ; il y excelle, et celui du grand Condé donne peut-être en quelques lignes une idée plus juste et plus vraie du vainqueur de Lens et de Rocroi que la splendide rhétorique de Bossuet. « M. le prince, dit Bussy, avait les yeux vifs, les joues creuses et décharnées, la forme du visage longue, la physionomie d’un aigle, les cheveux frisés, les dents mal rangées et malpropres, l’air négligé, peu de soin de sa personne et la taille belle. Il avait du feu dans l’esprit, mais il ne l’avait pas juste. Il riait beaucoup et désagréablement ; il avait le génie admirable pour la guerre, surtout pour les batailles... Le jour du combat, il était doux aux amis, fier aux ennemis. Il était né fourbe, mais il avait de la foi et de la probité aux grandes occasions. Il était né insolent et sans égards, mais l’adversité lui avait appris à vivre[1]. » Tous les

  1. Quelques pamphlets du XVIIe siècle portent contre Condé une accusation qui le rabaisserait, si elle était fondée, jusqu’à l’infamie de Henri III. Une chanson latine, qui circulait en 1643, la formule en termes exprès, Condé et son ami Mussœus desdendent le Rhône en bateau; un orage, éclate, les vagues du fleuve se soulèvent, et le vainqueur de Rocroi chante ce couplet :

    Carus amicus Mussœus,
    Ah! bone Deus, quod tempus !
    Landeriretto !
    Imbre sumus perituri
    Landeriri !

    Mussœus le rassure, et, lui rappelant une catastrophe biblique, dit qu’ils ne peuvent périr que par le feu qui consuma les villes maudites :

    Igne tantum perituri
    Landeriri !

    Nous ajouterons que rien ne justifie ces allusions infamantes.