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l’Enéide travestie, il aurait pris rang parmi les réformateurs littéraires de son siècle. Toujours est-il qu’à dater du Roman comique une nouvelle école tend à se fonder, et que le genre se modifie, comme la comédie s’était modifiée après le Menteur. Cependant l’Astrée et le Grand Cyrus étaient loin d’avoir perdu leur prestige. Louis XIV, qui avait dansé en 1656 et 1659 dans les ballets de la Nuit et de Psyché, montrait un goût très vif pour les allégories mythologiques et bocagères ; il patronnait le Grand Cyrus, parce qu’il y retrouvait l’image du despotisme galant dont il était la vivante incarnation. Ses sujets, pendant la période ascendante et glorieuse du règne, se firent un devoir d’admirer ce qu’il admirait lui-même, et Madeleine de Scudéry eut longtemps encore des lecteurs et des imitateurs. Dans la seconde moitié du siècle, Nicandre, l’Amant de bonne foi, Asterio et Tamerlan, Axiamire, et quelques autres romans de la même force vinrent de temps en temps consoler les vieux alcôvistes des progrès du goût : mais c’était le glorieux privilège du XVIIe siècle de faire oublier dans chaque genre les pauvretés littéraires par un chef-d’œuvre ; et ce chef-d’œuvre, ce fut l’année 1664 qui le vit éclore par l’apparition de Joconde.


III.

Nous ne reviendrons pas après tant d’autres sur les contes de La Fontaine ; ils sont connus des lecteurs français. Nous n’aurions rien à en dire dans l’éloge ou dans la critique qui n’ait été dit vingt fois ; nous ferons seulement remarquer que leur influence, comme type littéraire, a été beaucoup plus grande qu’on ne le pense généralement. Au XVe siècle, le fabliau s’était absorbé dans la farce, et quand il essaya de revivre au XVIe il abandonna, sauf avec Passerat, Sébillet et les auteurs de la Vie de saint Raisin et de saint Harenc, glorieux martyrs, sa forme primitive, qui était la forme poétique. La Fontaine le fit remonter vers sa source ; il le replaça, en le rajeunissant, dans le cadre étroit où il s’était enfermé d’abord, et c’est par lui, et par lui seul, qu’il a refleuri sur la vieille terre gauloise. Louis XIV fit à Joconde un très maussade accueil. Jupiter fronça le sourcil ; mais cette fois les sujets n’attendirent pas, pour lire et pour admirer, que le maître leur en donnât la permission. Le succès se fit sans privilège du roi ; il fut très grand, et les contes comme les fables créèrent toute une école. À dater de Joconde en effet, le conte en vers reprend dans notre littérature la place que le fabliau y avait tenue au moyen âge. La source, une fois rouverte, jaillit avec une intarissable abondance[1], et c’est de

  1. Les contes en vers sont extrêmement nombreux au XVIIIe siècle ; mais, s’il en est beaucoup qui méritent l’oubli, il en est aussi d’autres qui peuvent être lus avec plaisir ; Grécourt et Piron, quand ils ne tombent point dans l’obscène, rencontrent de très heureuses inspirations. Dorat lui-même, au milieu de ses fadaises, a quelques pages vives et gaies, et sans parler de Voltaire, qui reste dans ce genre le maître de ses contemporains, La Monnoic, Du Cerceau, le chevalier de Boufflers, Florian, l’abbé Le Monnier, Imbert, le pseudo-abbé de Colibri, Pons de Verdun, forment un véritable groupe classique qui reste sans doute loin de La Fontaine, mais qui cependant l’approche de plus près que les fabulistes. L’Almanach, des Muses, qui parut pour la première fois en 1762, contient quelques jolis contes signés pour la plupart de noms complètement oubliés aujourd’hui ; quelles sont en effet, môme parmi les lettrés, les personnes qui savent que M. Guillaume, M. de La Loupière, M. de Chénevières, le chevalier de Nigris, étaient des gens de beaucoup d’esprit qui faisaient de très jolis vers ?