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et le terme était dû. Don Marcos se met en quête de logemens, et, pendant qu’il en cherche, Isidora charge sur un chariot les 10,000 écus renfermés dans le coffre-fort qu’il avait eu l’imprudence d’apporter au domicile conjugal. Il trouve en rentrant la maison vide et se livre, comme Harpagon après le vol de sa cassette, à des lamentations, qui, suivant le mot d’un poète épique du temps, auraient fendu l’estomac d’une roche.

Nous laisserons don Marcos courir l’Espagne à la recherche de son coffre, et nous arriverons tout de suite à Barcelone, où il trouve, avec ses dix mille écus, le châtiment de son avarice. En entrant dans cette ville déguisé en pèlerin, il voit Isidora, son neveu le joueur de clavecin et la suivante Inès, qui font charger son coffre sur la chaloupe d’un navire prêt à partir pour Naples. Il rabat son chapeau sur ses yeux, se drape dans son manteau, et sans être reconnu prend place auprès des fugitifs. Au moment où la chaloupe accoste le navire, un matelot attache une corde au coffre-fort pour le hisser sur le pont, Marcos saisit la corde; Isidora et son neveu, qui l’ont reconnu, la saisissent en même temps pour lui disputer leur proie, et les voilà tous trois suspendus en l’air le long des flancs du navire; mais, au moment même où ils vont atteindre le pont, la corde casse, et le coffre tombe avec eux au fond de la mer sans qu’il soit possible de les repêcher. La suivante Inès, qui avait survécu à la catastrophe, arriva seule à Naples sans autre ressource qu’une chaîne d’or qu’elle avait volée à Marcos; elle y vécut en courtisane, comme l’avait fait à Madrid sa maîtresse Isidora, et mourut, dit Scarron, en courtisane, c’est-à-dire à l’hôpital.

Bien qu’elle soit vieille de plus de deux siècles, la nouvelle dont nous venons de donner un rapide aperçu a un fond qui est encore vrai et le sera toujours. Le burlesque chez Scarron s’allie avec un sentiment très vif de la réalité, et c’est ce qui donne à ses nouvelles une verdeur que le temps ne leur a point fait perdre. Il savait que la fiction ne doit être que le voile de la vérité et le roman le miroir du monde. Au lieu d’aller chercher ses personnages sur les bords du Lignon ou dans le royaume des Mèdes, au lieu de déguiser en précieuses des princesses ostrogothes et wisigothes, il a peint les hommes tels qu’il les voyait autour de lui, avec les vices éternels de leur nature et les ridicules, qui sont comme les modes changeantes des mœurs. Le Roman comique est sorti de cette donnée, et la tentative fut heureuse. Scarron eut le rare mérite de créer des types qui lui ont survécu, et que nous avons vus plus d’une fois reparaître dans les œuvres contemporaines. Il a ouvert la carrière que Le Sage et l’abbé Prévost ont parcourue avec tant d’éclat, et s’il n’avait point rabaissé son talent à des œuvres grotesques comme