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paysage par ce vaste ravin brillant qu’il creuse dans la plaine et dont l’œil suit le sillon aussi loin qu’il puisse porter, et en même temps comme il le rapproche par l’étreinte dont il l’enlace ! Comme le jaune pâle de ses rives et de son lit de sable tranche avec harmonie sur le vert de la vaste plaine et en fait ressortir l’éclat et la vive douceur ! Là cependant, dans cette vallée qui s’étend entre Vichy et le château de Maumont, l’Allier n’est qu’un des élémens secondaires du paysage, qu’il rehausse sans le former ; mais il en est un autre plus rare, sinon plus beau, qu’il constitue à peu près à lui seul, celui qui se découvre des deux côtés du pont de Vichy.

J’ai vu deux fois Vichy, et si vous me demandiez pourquoi cette seconde visite, je vous répondrais que c’est précisément en l’honneur de ce paysage. J’en ai vu de plus beaux, de plus riches, de mieux étoffés, si j’ose parler ainsi ; je n’en ai pas vu de plus singuliers. Sa première singularité, c’est qu’on peut fort bien séjourner très longtemps à Vichy sans en avoir soupçon. C’est un paysage-fée qui ne se montre qu’à certaines heures et par certains temps comme ces personnages enchantés qu’un sort méchant condamne à présenter la plus vulgaire apparence et qui ne se retrouvent princes qu’une heure par jour. Vu à midi, c’est le paysage le plus sec et le plus ingrat du monde ; sur un lit presque aussi large que celui de la Loire, l’Allier pousse comme il peut ses flots languissans, trop faibles pour recouvrir cette plaine de sable qui tantôt les retarde, tantôt les fait gauchir, et tantôt les emprisonne. Ici ils ravinent péniblement les amas sablonneux, ailleurs ils restent captifs entre leurs barrières humides qu’ils sont impuissans à franchir, formant ainsi des lacs et des étangs à côté du fleuve, et pour ainsi dire dans son sein ; plus loin, ils s’écoulent avec vivacité, minces comme le filet d’eau qui s’échappe d’une source ; près des rives, ils reposent inertes et croupissans comme des marais. C’est l’indigence même ; mais viennent les heures du soir, et soudain cette indigence se rehausse d’une poésie inexprimable sans rien perdre de son caractère. Cela devient à la fois pauvre et brillant, maigre et pompeux, large et souffreteux. Toute cette misère touchée par la compassion de la lumière mourante se relève, et devient capable de parler à l’âme le plus pénétrant langage. Ces flots jaunâtres et éteints se mettent à scintiller et à miroiter par places comme pour montrer qu’eux aussi sont susceptibles de connaître l’éclat ; ces laides flaques d’eau stagnantes s’embellissent d’ombres qui leur donnent l’intérêt de la tristesse. Des deux côtés, l’horizon est fermé par de lointains exhaussemens chargés d’arbres merveilleusement illuminés par les féeries du soleil couchant. Ce paysage, c’est l’image même d’une âme plus noble que sa condition et qui se traîne sous la tyrannie des circonstances fatales de ce monde avec une résignation muette et