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n’offre aucun fondement durable. Toutes les villes d’eaux, une fois la saison passée, ressemblent plus ou moins à la chrysalide ; mais aucune n’approche autant que Vichy de ce phénomène d’histoire naturelle. En deux mois, juillet et août, l’élégante ville file son cocon, puis elle disparaît dans son brillant tombeau, et repose dans la paix de l’inertie jusqu’au moment où le soleil de l’été vient rendre les fleurs à la terre et rappeler à la vivacité les rhumatismes engourdis par l’hiver.

Je n’ai donc pas vu Vichy dans sa période de splendeur, et je ne le regrette guère, car ce n’était pas pour ses plaisirs que j’y faisais halte ; c’était pour y satisfaire une curiosité beaucoup plus digne d’un écrivain à qui son âge recommande avec une insistance douce, mais pressante, d’avoir recours à d’autres amusettes. Je tenais à voir la maison où Mme  de Sévigné passa une partie des étés de 1676 et de 1677. Si quelqu’un, renouvelant la question de Crésus à Solon, me demandait de nommer la personne la plus heureuse de notre histoire, je nommerais sans hésiter Mme  de Sévigné. Elle a pris place au premier rang parmi les plus grands écrivains de la France sans en avoir l’ambition, elle a conquis l’immortalité sans y songer ; si la célébrité, disons mieux, la gloire vaut quelque chose, c’est quand elle est acquise, comme l’acquit Mme  de Sévigné, par hasard. Elle eut un grand talent comme on a un joli visage, ce qui est la bonne manière d’en avoir ; elle écrivit sans connaître la peine d’écrire, ce qui est l’unique façon d’y trouver du plaisir. C’est un spectacle à épanouir la rate des dieux que de voir avec quelle insouciante prestesse l’adorable femme a mis la main sur la chose fuyante que les écrivains poursuivent avec tant d’efforts : un papillon décrit à votre barbe ses cercles moqueurs et capricieux, tous s’empressent, courent, se heurtent, jetant filets, chapeaux, mouchoirs ; un enfant agile déploie son écharpe, et crac, le brillant insecte est pris. Et cette célébrité facilement conquise n’est qu’une partie de ses bonheurs. Elle fut belle, ce qui est le premier et le plus vrai bonheur d’une femme, parce qu’il est celui qui répond le plus essentiellement à la destination de sa nature, et belle d’une beauté tout humaine, c’est-à-dire toute bonne, sans rien de fatal ni d’impérieux, sans grâces ensorcelantes ni fierté tyrannique, sans rien de Circé ni de Médée : je vois encore la charmante image que Mignard en a laissée dans la tour dorée du château de Bussy, son beau visage, arrondi et potelé, si doucement noble, ses grands yeux spirituels, sa physionomie lumineuse d’enjouement. Elle eut un esprit incomparable, et cet esprit fut de même nature que sa beauté, c’est-à-dire tout humain, tout franc, tout inoffensif, fait de gaîté de tempérament, de joie de vivre et d’honnête sociabilité ; jamais aucun de ses mots charmans ne naquit aux dépens du prochain,