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de la vue, en 1723. Sa captivité dura quarante-quatre ans. Le jour de la délivrance approchait. Le prince de Beauvau avait été appelé au commandement du Languedoc. À peine arrivé à Montpellier, il voulut visiter la tour de Constance, C’était le 11 janvier 1767. Le chevalier de Boufflers, son aide-de-camp, l’accompagnait ; il nous a laissé le récit de cette visite, et je croirais faire tort au lecteur, si je le privais de cette page[1].

« Nous entrons dans Aigues-Mortes, et nous allons descendre de cheval au pied de la tour de Constance. Nous trouvons à l’entrée un concierge empressé qui, après nous avoir conduits par des escaliers obscurs et tortueux, nous ouvre à grand bruit une effroyable porte sur laquelle on croyait lire l’inscription du Dante. Les couleurs me manquent pour peindre l’horreur d’un spectacle auquel nos yeux étaient si peu habitués, tableau hideux et touchant à la fois, où le dégoût ajoutait encore à l’intérêt. Nous voyons une grande salle ronde privée d’air et de jour. Quatorze femmes[2] y languissaient dans la misère, l’infection et les larmes. Le commandant eut peine à contenir son émotion, et pour la première fois sans doute ces infortunées aperçurent la compassion sur un visage humain. Je les vois encore à cette apparition subite tomber toutes à la fois à ses pieds, les inonder de pleurs, essayer des paroles, ne trouver que des sanglots, puis, enhardies par nos consolations, raconter toutes ensemble leurs communes douleurs ! Hélas ! tout leur crime était d’avoir été élevées dans la même religion que Henri IV. La plus jeune de ces martyres était âgée de plus de quarante-cinq ans ; elle en avait huit lorsqu’on l’avait arrêtée[3] allant au prêche avec sa mère, et la punition durait encore ! — Vous êtes libres, leur dit d’une voix forte, mais altérée, celui à qui dans un pareil moment j’étais fier d’appartenir ; mais, comme la plupart d’entre elles étaient sans ressources, sans expérience, sans famille peut-être, et que ces pauvres captives, étonnées de la liberté comme des yeux opérés de la cataracte pouvaient l’être du jour, craignaient d’être exposées à un autre genre d’infortune, leur libérateur, ému d’une nouvelle compassion, fit sur-le-champ pourvoir à leurs besoins.

« Dirai-je le reste ? ajoute M. de Boufflers. M. de Beauvau avait obtenu comme une grâce singulière, avant de quitter Versailles, la permission de délivrer trois ou quatre de ces victimes. Il en délivra quatorze, c’est-à-dire toutes, crime énorme selon certaine jurisprudence, et voici le compte qu’il rendit au ministre. La justice et l’humanité parlaient également pour toutes ces infortunées. Je ne me suis pas permis

  1. Éloge du maréchal prince de Beauvau, prononcé à l’Académie française en 1805.
  2. Onze étaient mortes depuis quatre ans, date de la visite de Boissy d’Anglas.
  3. C’était Marie Durand.