Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/809

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étaient jadis l’héritage exclusif de la noblesse, dont les rudes ancêtres s’étaient adoucis et civilisés au contact des Maures et des Sarrasins.

C’est par une belle journée de soleil qu’il faut venir contempler les remparts d’Aigues-Mortes. Alors les nuances des teintes dorées dont le temps les a colorés se montrent dans toutes leurs dégradations, depuis le bistre le plus foncé jusqu’au blond le plus clair. La tour de Constance surtout semble faite exprès pour charmer les yeux et exercer le pinceau du peintre et de l’aquarelliste. Près d’elle, les créneaux des remparts se détachent sur le ciel bleu, les tours saillantes projettent leurs ombres nettement tranchées sur les courtines. À travers les sombres portes, l’œil pénètre dans de longues rues bordées de maisons basses et blanchies à la chaux comme celles des villes d’Orient. L’esplanade des remparts, sablonneuse ou gazonnée, est déserte et solitaire comme celle d’une ancienne cité abandonnée. Le mouvement est concentré vers le port, où les Mayorquais déchargent leurs barques remplies d’oranges et de citrons. Non loin des remparts, l’eau blanche des marais salans scintille au soleil. Des amas de sel blanc les entourent, et au-delà les flots bleus de la Méditerranée se prolongent jusqu’à l’horizon. Souvent le mirage confond et brouille les lignes du paysage, la côte paraît soulevée, des arbres et des édifices éloignés semblent sortir d’une nappe liquide : des bateaux naviguant dans le golfe paraissent bizarrement déformés, doublés ou même renversés. Quelquefois une troupe de taureaux bruns ou de chevaux blancs à moitié sauvages, descendans des chevaux arabes ramenés par les croisés, traversent à la file un marais ou paissent dispersés çà et là les herbes salées de la lagune. Quiconque a vu l’Afrique ou l’Orient se croit transporté de nouveau dans ces lumineuses contrées. Ce delta rappelle celui de l’Égypte, cette végétation est celle des sables du Nil ou du Sahara. On s’étonne presque de ne pas voir des palmiers dépassant la ligne des créneaux, comme à Rhodes, ou groupés le long du canal, comme à Alexandrie. On ne serait pas surpris d’apercevoir une sentinelle turque se promener avec son long fusil sur les remparts. On ne se croit plus en France, on est en Orient : l’imagination l’emporte sur la réalité ; le cours des idées même est changé, on s’éprend des croisades, et l’homme raisonneur du XIXe siècle devient momentanément un croyant naïf du temps de saint Louis. Ces pierres séculaires ont éveillé tous ces souvenirs, parce qu’elles sont la traduction des idées, de l’art et des événemens qui les ont réunies.

Les remparts d’Aigues-Mortes devaient peu servir. À la mort de saint Louis, la ville entra dans une période de prospérité commerciale qui dura jusqu’à la fin du siècle. Grâce aux priviléges accordés par