Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/753

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Qu’appelles-tu aimer réellement ? Voyons, dis-le !

— Chérir et respecter. Est-ce cela ?

— Oui, ce n’est pas mal. Eh bien ! M. Vianne sait respecter et ne pourrait pas chérir. Tu tenais donc beaucoup à ce que je devinsse Mme  Vianne ?

— Cela te fixait près de nous. Qui sait où t’emportera l’enthousiasme de ta théorie !

— Jamais loin d’elle ! répondit vivement Jeanne en montrant sa mère. Oh ! cela, jamais !

— Oui, très bien, mais ta mère est capable de te suivre au bout du monde, et moi, qui vais me fixer ici et dont la profession est une chaîne, qu’y deviendrai-je sans vous ?

— Tu nous as pourtant quittées pour voyager, nous ne t’étions donc pas si nécessaires !

— J’ai été un sot et un malheureux de vous quitter ; je l’ai si bien senti que me voilà revenu pour toujours.

— Tu le jures ? dit Jeanne en me regardant fixement ; jure-le !

— Je le jure, m’écriai-je ; vous m’avez ensorcelé, vous m’avez fait oublier tout ce qui n’est pas vous deux. Aussi me voilà comme toi, ma Jeanne : point de mariage et point d’amour, si ces tyrans passionnés ou tendres doivent nous séparer. Tiens, donne-moi messer Cupidon ; je veux faire serment sur sa tête d’abjurer à jamais sa tyrannie, et, s’il cherche à m’éloigner d’ici, tiens, voilà comment je le traiterai !

Et j’écrasai le dieu d’amour sous une carafe où il fut réduit en poudre.

Jeanne se leva, ma mère et elle se regardaient étrangement. — Qu’y a-t-il donc ? demandai-je.

— Rien, dit ma mère, Jeanne se rappelle qu’elle a oublié d’écrire une lettre, mais elle a le temps encore ; viens au salon, toi, j’ai quelque chose à te dire. — Elle appela la servante et lui défendit de recevoir personne.

— Le moment est venu, reprit ma mère quand nous fûmes seuls. Tu viens de faire une chose grave que Jeanne n’a pas comprise comme moi : tu viens d’anéantir Manoela !

— Eh bien ! oui, j’ai songé à elle en écrasant cet amour des sens qui a failli me perdre. Si Manoela réclame jamais ma parole, je suivrai l’exemple de sir Richard, je lui dirai que ma sœur ne me permet pas de me marier, et je lui jurerai de n’en jamais épouser une autre. En quoi serai-je plus blâmable que lui ?

— Tu ne l’as donc jamais aimée, cette pauvre fille ?

— Je l’ai aimée comme l’aime sir Richard ; je l’ai désirée, elle s’est jetée dans mes bras ; j’ai embrassé ses mains et son front. Tu sais bien que je t’ai dit la vérité.