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pas ôté un certain éloignement que je sentirais encore, si le dieu d’amour en personne se présentait devant moi.

— Qu’appelles-tu donc le dieu d’amour en personne ? dit en riant ma mère, qui interrogeait Jeanne sur les sujets les plus délicats, sûre qu’elle était de la candeur immaculée de ses réponses.

— L’amour en personne, répondit Jeanne, c’est un fantôme très dangereux. Les anciens en ont fait un dieu parce qu’ils divinisaient tout ce qui est redoutable, les furies, les passions et tous les fléaux de la vie humaine. Les modernes ne sont pas beaucoup plus sages à l’égard de l’amour. Tu m’as permis de lire quelques romans, et j’y ai vu l’amour divinisé aussi. Selon les poètes, c’est une puissance irrésistible, et la monotonie de leurs notions a fini par m’irriter singulièrement. Je me suis révoltée à la fin de voir toujours mettre en scène des personnages, hommes ou femmes, si superstitieux ou si complaisans envers eux-mêmes. Ces romans et ces poésies m’ont donc fait grand bien ; ils m’ont appris à raisonner un sentiment dont les jeunes filles parlent ordinairement avec une sotte rougeur, comme si d’avance elles se sentaient vaincues par lui, ou avec une sorte d’effronterie, comme si elles le connaissaient. Moi, j’ai osé regarder en face ce grand problème et j’ai dit au dieu malin : — Si tu es un enfant aveugle et cruel, tu ne me gouverneras jamais. Je te défie de me rendre égoïste si je ne veux pas l’être, et je ne le veux pas !

En ce moment passait une vieille femme qui portait sur son éventaire des figurines en pâte sucrée pour les enfans. C’était une manière de demander l’aumône, car elle nous tendit la main sans nous offrir ses serins, ses pots de fleurs et ses colombes en miniature. Jeanne lui donna une pièce de monnaie, et, avisant sur l’éventaire un amorino en tunique rose avec un flambeau, elle demanda gaîment à la marchande si c’était l’Amour ou l’Hyménée. — C’est les deux, répondit la vieille en le lui présentant. Prenez-le, ma belle demoiselle, il vous portera bonheur.

— Je le prends, merci, dit Jeanne, — et elle le mit dans sa poche, où elle l’oublia aussitôt, car nous rencontrâmes des personnes amies qui nous abordèrent et nous suivirent une partie du chemin.

Mais le chapitre de l’amour, fortuitement interrompu, fut fortuitement repris à la fin de notre dîner. Jeanne, cherchant une clé dans sa poche, y retrouva l’amorino moitié plâtre, moitié sucre, et, le posant sur une orange : — Ceci, nous dit-elle gaîment, vous représente l’amour tyran du globe terrestre.

— Et tu persistes, lui dis-je, à le mépriser profondément ?

— On ne doit pas mépriser, répondit-elle, ce qui vous a fait peur ; mais on le juge, et j’ai envie d’instruire le procès de ce Cupidon pâle et bouffi.