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Je lui racontai dans les moindres détails tout ce qui s’était passé entre Manoela, M. Brudnel et moi. Il m’écouta très attentivement, et quand j’arrivai à cette conclusion que la vie de Manoela me semblait menacée par mon amour :

— Assez, me dit-il, je m’attendais à cela. Je t’ai suivi en ami et en médecin : or le médecin te déclare que tu dois rompre à jamais avec Manoela parce que l’effusion la tuera ; l’ami te prescrit la même chose, parce que la position est impossible. Tu ne peux supporter la rivalité avec M. Brudnel. Quelque innocente que son intimité avec Manoela puisse paraître aux gens désintéressés, pour un amant comme pour un mari, il n’y a pas d’intimité absolument innocente entre personnes qui ont eu le désir involontaire ou consenti de s’appartenir. M. Brudnel le sait bien, et le pardon lui coûtera beaucoup ; mais il y arrivera, parce qu’il aime depuis longtemps, l’habitude y est, et la vieillesse vit d’habitudes. Lui seul, tu l’as fort bien observé, peut tout pardonner, et il est plus engagé que toi, qui acceptais l’avenir dans une heure de vertige, tandis qu’il a accepté le passé durant des années d’abnégation. Tu as été la dupe de tes sens, mon cher Laurent, et encore plus de tes théories sur la réhabilitation des âmes dévoyées. Te souviens-tu de nos discussions ? Te voilà arrivé à l’expérimentation fatale de nos problèmes philosophiques. Peut-on laver une âme comme on lave un vêtement ? Moi je disais non, je le dis encore. Quelque sincère que soit le repentir du passé, il y a l’organisation qui proteste et dont le premier élan reste invincible. Cette Espagnole t’a aimé sans réflexion et sans raisonnement, comme à seize ans elle avait aimé le freluquet qui l’a enlevée à Pampelune. Depuis ce jour-là, six ans s’étaient écoulés dans la retraite et l’abstinence avec la volonté très bien entendue d’arriver pure au mariage, et la voilà qui abandonne ce projet si lentement mûri et qui te le sacrifie uniquement parce que tu as vingt-cinq ans et que tu es beau garçon. Tu admires ce sublime sacrifice avec la vanité inséparable de la jeunesse et de l’inexpérience ; tu le trouves si méritoire que tu donnes ton honneur, l’axe souverain de toute la vie, en échange d’un moment d’exaltation nerveuse ; mais à présent il faut en rabattre, car au bout de trois jours tu t’aperçois qu’on ne t’a rien sacrifié du tout, que la santé, le calme, la tendresse et la joie sont dans les mains magnétiques de sir Richard. Tu n’apportes que les transports de ta vitalité à une malade qui les appelle, mais qui ne peut les partager sans en mourir. Sais-tu ce qu’il te reste à faire ? T’en aller à l’instant, rejoindre ta mère et lui tout dire. Tu ne peux pas craindre que ta mère te donne un conseil égoïste et lâche. C’est une âme supérieure ; elle tranchera le nœud gordien, et, quoi qu’elle prescrive, il faudra t’y soumettre. Je crois qu’elle te défen-