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pagne, sa servante, si elle veut ; si elle lui ressemble, ce sera un ange de plus avec nous. Voyons, est-ce que tout cela est triste ou inquiétant ?

Je vis que Manoela vivait dans son rêve habituel de confiance et d’espoir, et je n’osai la détromper ; mais elle sentit l’embarras de mes réponses, et, comme M. Brudnel revenait vers nous, elle se leva et passa son bras sous le sien avec cette grâce caressante qui ressemblait tellement à l’amour qu’on pouvait s’y méprendre. Je savais bien qu’elle avait cette grâce-là, même en donnant un ordre à la Dolorès ou en caressant son chat. J’en avais été mille fois frappé ; je m’étais dit alors qu’elle devait être irrésistible dans l’amour ou dans la coquetterie, d’autant plus qu’elle y portait une inconscience absolue de la mesure et de la nuance. À force d’être femme, elle ne l’était plus assez. La manière dont elle penchait son front, comme pour solliciter de M. Brudnel le baiser paternel qu’il ne lui avait pas donné en arrivant, fit passer en moi le frisson de la colère. Elle s’en aperçut, et resta indécise, tout à coup maladroite et confuse, soumise à mon caprice plus qu’il n’était convenable de le laisser paraître en une rencontre si délicate. Mon humeur en augmenta, et je voulus m’éloigner à mon tour pour les laisser ensemble, comme si ma jalousie eût éprouvé le besoin de se donner plus de prétexte qu’elle n’en avait déjà.

M. Brudnel, qui devinait bien mon angoisse, me retint et me fit asseoir entre Manoela et lui. Il fut admirable d’intelligence et de générosité. — Voyons, docteur, me dit-il, je ne veux pas m’en aller sans savoir ce que le médecin conclut de son examen. Comment trouvez-vous votre malade ? Mieux qu’hier, ou moins bien ?

— Pas mieux, répondis-je. Il faudrait le repos ou la distraction, je ne sais ; mais il y a excès d’agitation morale.

— Peut-être faut-il changer d’air ?

— Peut-être.

— Qu’en pensez-vous, ma fille ?

— Je serai bien partout, comme me voilà, répondit-elle, avec vous deux.

— Non, dit sir Richard, vous serez encore mieux tête à tête avec votre mari ; mais il n’est pas question de nous quitter maintenant, il faut d’abord vous guérir, et je crains que ce pays ne vous convienne pas. J’avais fait le projet de transporter prochainement nos pénates en France, au pied des Pyrénées, tout près du pays du docteur, dans un site charmant où j’ai avisé un grand chalet au moins aussi confortable que cette villa. Il est dès à présent à ma disposition, je n’ai qu’à écrire pour hâter certains préparatifs. Nous pouvons y être installés dans huit jours. Qu’en dites-vous ?