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« Il n’y a pas de satisfaction plus durable ni plus flatteuse sur cette terre que de voir son ennemi abattu et demandant merci : mais vous pouvez doubler votre victoire en sachant vous en servir, c’est-à-dire en usant de clémence et en vous contentant d’avoir vaincu. — Alexandre, César et tous les grands hommes chez qui on vante cette vertu n’ont jamais employé la clémence quand elle pouvait diminuer ou compromettre le fruit d’une victoire, c’eût été de la démence. Ils savaient choisir les occasions où, sans rien leur ravir de leurs avantages, elle augmenterait leur gloire. — La vengeance ne vient pas toujours de la haine ou de la cruauté : elle est parfois nécessaire pour imposer le respect. Il peut donc très bien se faire qu’on se venge sans aucune animosité personnelle. »

Observateur si attentif des cas d’expérience, Guichardin diffère du moraliste religieux, qui tourne tout vers l’unique idée du salut, et du moraliste philosophe, qui se préoccupe des vérités abstraites, en ce que chacune de ses remarques est une réponse de plus aux innombrables incertitudes de quiconque, livré aux soins de la vie pratique, ne songe qu’à éviter les échecs et à conquérir le succès. Il y mêle çà et là ce qu’il a pu noter au passage, en considérant le plus grand nombre des cas, la marche commune des choses, et la conduite ordinaire des hommes.

« Avoir une vive intelligence est un don fait à quelques-uns pour leur tourment et leur malheur : il ne sert qu’à leur causer plus de soucis qu’aux gens doués d’une plus courte vue. — Les caractères sont bien divers ; chez les uns, l’espérance est telle qu’ils tiennent pour certain ce qu’ils n’ont pas encore ; d’autres sont si craintifs qu’ils n’espèrent jamais tant qu’ils ne tiennent pas. Je m’accommode mieux de ces derniers, parce qu’ils se trompent moins souvent ; mais ils vivent plus inquiets. — Quelque certaine que vous paraisse une chose, si vous pouvez, sans gâter votre jeu, vous réserver quelque chance pour l’événement contraire, faites-le, car les résultats les plus inattendus se réalisent parfois, et l’expérience a prouvé que cette précaution est bonne. — Heureux celui à qui l’occasion se présente deux fois, parce qu’il peut d’abord ne pas la saisir ou en mal user, quelque avisé qu’il puisse être. Qui la manque une seconde fois est décidément un malhabile. »

Que la préoccupation constante du but à atteindre, ce but n’étant autre que le succès pratique et non pas la victoire morale, ait rendu Guichardin peu scrupuleux sur l’emploi des moyens, cela va de soi, et l’on s’attend bien à ce que, sur l’utilité de la dissimulation, du mensonge même et de la perfidie, jusque dans l’usage de la vie privée, les Ricordi offrent beaucoup de tristes exemples. C’est toutefois vers la sphère des idées et des faits politiques que gravitent surtout les pensées exprimées par Guichardin, la politique étant