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de mains en mains, à mesure que les chefs arrivaient, — de Kamecke à Stulpnagel, puis au général de Goeben, commandant du VIIe corps, plus ancien que tous les autres. Steinmetz n’arrivait qu’après sept heures sur le champ de bataille ; mais les Allemands, après avoir eu l’audace, avaient été servis par cette émulation de tout le monde accourant avec un certain ordre dans le désordre au bruit du canon. Que se passait-il de notre côté ? Le général Frossard avait prévenu sans doute le maréchal Bazaine à Saint-Avold. Le maréchal, à son tour, croyant sa présence plus nécessaire à Saint-Avold que sur le champ de bataille, s’était borné à prévenir les divisions Montaudon, Metman, de Castagny, d’avoir à se diriger sur le général Frossard ; mais les ordres transmis dans l’après-midi, donnés avec peu de précision, peut-être peu compris, ne recevaient pas une exécution bien décisive. Les divisions ne connaissaient pas toujours leur direction, elles s’agitaient sur place, et lorsqu’elles se rapprochaient, il n’était plus temps ; le général Frossard avait déjà quitté Forbach, suivant une ligne de retraite qu’on ne connaissait pas. Cette bataille, qui aurait pu, qui aurait dû être une victoire pour nos armes, nous avait coûté plus de 4 000 hommes, sans perte d’artillerie, il est vrai ; elle avait coûté 5 000 hommes aux Allemands ; mais les Allemands étaient à Forbach !

Ainsi à la même heure, en Lorraine comme en Alsace, la guerre s’ouvrait pour la France par un double malheur, par une double effraction de nos frontières. La situation tout entière éclatait déjà dans les premiers événemens. Ce n’était pas la victoire des soldats sur les soldats, d’une armée sur une armée. À Spicheren comme à Frœschviller, nos troupes avaient montré dans le feu du combat qu’elles pouvaient faire reculer les Allemands. C’était quelque chose de bien plus grave, — la victoire de l’organisation, de l’ordre, de la netteté des conceptions, de la sûreté d’exécution, sur le désordre, la confusion, l’imprévoyance et l’impéritie. D’un autre côté, on pouvait dire sans doute, si on le voulait, qu’il n’y avait que deux corps d’armée vaincus, qu’on restait avec cinq corps intacts plus la garde ; mais le coup qui semblait n’atteindre que deux corps frappait par le fait l’armée tout entière, séparée par les Vosges et surprise dans cette disposition décourageante. La blessure faite au moral militaire dépassait la perte du champ de bataille. Bien plus, le coup frappait au cœur le commandement lui-même, le gouvernement, qui, après avoir engagé la guerre avec une si navrante légèreté, n’avait su préparer pour la première étape qu’un double désastre.


Charles de Mazade.