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encore et plus dangereuse qu’on ne l’aurait cru. Elle supposait non-seulement qu’on était en mesure d’entrer en campagne, mais qu’on pouvait devancer la Prusse, la gagner de vitesse sur le champ de bataille. C’était commencer par la plus étrange et la plus grave méprise sur ses propres forces aussi bien que sur les forces de l’ennemi qu’on se disposait à combattre. Ce n’est point que le maréchal Lebœuf voulût déguiser la vérité par calcul. Il croyait ce qu’il disait ; il s’abusait lui-même en abusant tout le monde. Brillant officier d’artillerie, vaillant au feu, mais administrateur inexpérimenté et léger, un peu étourdi de quelques-uns de ces succès de parole que les assemblées font aisément à un soldat, le maréchal Lebœuf était l’homme le moins fait pour être l’organisateur prévoyant et sûr d’une guerre si sérieuse auprès d’un souverain à la santé déclinante, à la volonté émoussée, à l’esprit plus nuageux que pratique. Il semblait bien plutôt dès le premier jour résumer tous ces caractères qui allaient se reproduire à tous les degrés et sous toutes les formes dans cette lutte, la confusion, la légèreté, l’incohérence, l’à-peu-près en toute chose, dans les préparatifs comme dans l’action, dans le commandement comme dans l’exécution[1].

Tel était encore cependant le prestige de l’armée française qu’on ne doutait pas de ses prochains succès. On croyait à quelque marche soudaine et irrésistible sur le Rhin. L’Europe s’y attendait. Les Prussiens eux-mêmes, quoique bien mieux informés de nos faiblesses que nous ne l’étions de leurs forces, se demandaient si cette impétuosité avec laquelle on se précipitait ne cachait pas des ressources, des combinaisons habilement dissimulées. Ni étrangers, ni Français, dans cet instant rapide comme l’éclair, ne soupçonnaient la vérité qui allait, coup sur coup, dès les premiers pas, éclater en traits foudroyans.

  1. Rien n’est plus tristement instructif que la manière dont on procédait dans tous ces préliminaires. On passait alternativement de la fièvre à l’irrésolution, ou de l’irrésolution à la fièvre dans l’intérieur du gouvernement ; on avait de la peine à se décider. Le maréchal Lebœuf était évidemment un de ceux qui poussaient à la guerre ; il y poussait avec une impétuosité telle qu’il menaçait ses collègues de se retirer, si on ne lui accordait pas les mesures militaires qu’il réclamait. Il dit, dans sa déposition devant la commission d’enquête parlementaire : « Le 13 juillet, au sortir du conseil des ministres, dans lequel j’avais demandé inutilement l’autorisation d’expédier mes ordres de mobilisation, j’annonçai ma retraite… » La scène avait peut-être même été plus vive que ne se le rappelle le maréchal. Là-dessus, nouveau conseil. Le lendemain 14 juillet, à quatre heures du soir, il est décidé que le maréchal peut expédier les ordres de mobilisation. À six heures du soir, un billet de l’empereur laisse entrevoir une hésitation, un regret de ces ordres. À dix heures, le conseil est réuni encore une fois pour une nouvelle délibération. À onze heures, il est convenu que la mobilisation sera ajournée. On en est là lorsqu’une dépêche est apportée au ministre des affaires étrangères, sans doute celle qui annonce l’interprétation donnée par M. de Bismarck à la scène d’Ems : aussitôt revirement complet et définitif, on revient plus que jamais à la mobilisation. Ordres, contre-ordres, on commençait ainsi, et ainsi on devait finir.