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rent de la Prusse, le refus de la tsarine fut péremptoire. C’était pourtant Berlin, Berlin surtout, qu’ils avaient compté revoir, Paul par admiration pour le roi de Prusse, Maria Feodorovna par reconnaissance pour son bienfaiteur. Le débat s’élevait à la hauteur d’une question d’état. D’un côté Frédéric, de l’autre Joseph II, par leurs émissaires, par des lettres autographes, s’efforçaient d’obtenir ou d’empêcher le voyage de Berlin. L’allié le plus actif du roi de Prusse, c’était encore Panine. Tout en cachant soigneusement à l’impératrice sa façon de penser, en secret il travaillait l’esprit des deux époux. Maria Feodorovna ne se séparait qu’avec douleur de ses deux jeunes fils : Panine augmenta son angoisse en lui parlant des suites que pourrait avoir, en son absence, l’inoculation qu’ils venaient de subir. Sur Paul, il agissait par d’autres moyens. Comme il avait pénétré le secret du prince Repnine, il fit comprendre au grand-duc que ce qu’il croyait être de sa part un acte volontaire était le résultat des calculs d’autrui. Il y avait danger, ajoutait-il, qu’il ne revît jamais la Russie. Qui pouvait savoir si on ne lui enlèverait pas ses enfans ? Le grand-duc et sa femme étaient cruellement indécis. Ce voyage qu’ils avaient si vivement désiré était pour eux rempli d’amertume, et cependant il exerçait encore une séduction sur leurs jeunes imaginations. Et puis, comme leurs idées en politique n’étaient guère plus formées que leur caractère, suivant qu’ils recevaient une lettre pressante de Frédéric II ou de l’empereur, ils se sentaient tour à tour Prussiens ou Autrichiens. La crainte de désobliger Frédéric était combattue chez Maria Feodorovna par l’espérance, qu’on lui avait fait concevoir, de trouver à Vienne une partie de sa famille. D’ailleurs la volonté de l’impératrice était formelle. Il fallait se résigner à ce qu’on avait soi-même souhaité. Ils partirent, sous la protection d’un incognito fort transparent, avec les titres de comte et comtesse du Nord. La scène des adieux fut déchirante. La grande-duchesse s’évanouit en embrassant ses enfans : on dut la porter dans la voiture avant qu’elle eût repris ses sens. Elle et son mari avaient l’air de personnes « non pas qui entreprennent un voyage d’agrément, mais qui ont été condamnées à un exil. » Les sentimens du peuple étaient à l’unisson de ceux des princes. Partout la foule s’amassait sur leur passage, poussait des cris, voulait se jeter sous les roues du carrosse, et Catherine II parut extrêmement offensée de la sensation qu’avait produite le départ de son fils.

Tel est du moins le récit de l’ambassadeur d’Angleterre, confirmé en beaucoup de points par celui du ministre de France. La correspondance de Catherine avec les deux voyageurs nous permettra peut-être de jeter quelque lumière sur ces faits obscurs. « Vos réponses, mes chers enfans, leur écrit-elle aussitôt après ce départ émouvant, ont diminué mes alarmes sur l’état de ma chère fille. Si