Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sait en France, en Angleterre et en Allemagne pour adapter les poèmes à la configuration des lieux.

Ceux de nos lecteurs qui sont initiés à ce genre d’études savent qu’il y a ici quelque chose de très sérieux. Les méthodes de la philologie comparée et de la linguistique ne sont plus aujourd’hui livrées au hasard, elles sont parfaitement définies et conduisent à des conclusions souvent aussi certaines que celles de la chimie ; mais d’autre part l’étude des épopées françaises apportait un correctif à ce que les conclusions de la philologie pouvaient avoir de trop absolu. L’épopée carlovingienne par exemple offrait avec l’Iliade des analogies non moins grandes que les poèmes indiens. Or nous pouvons en suivre, pour ainsi dire, pas à pas la formation ; nous voyons qu’elle n’est arrivée que par degrés à son immense développement, que celui-ci s’est fait par l’addition progressive de faits nouveaux et de personnages inventés soit par les poètes, soit par l’imagination populaire. En remontant d’année en année et de poème en poème, on voit l’épopée dépouiller tour à tour ces additions, se simplifier, se raccourcir, se mettre à nu en quelque sorte et se réduire enfin à la chanson franque composée par les preux mêmes de Charlemagne. Cette chanson est déjà poétique ; mais les faits qu’elle raconte ne sont point imaginaires : ce sont les coups de guerre et les combats des Francs. Il semble que l’épopée grecque tienne le milieu entre celle des Indiens et celle des Français, moins mythologique que la première, moins réaliste que la seconde ; tel est du reste le génie de ces trois nations.

II.

Il y avait donc en présence l’une de l’autre deux opinions rivales : celle de l’antiquité, soutenue par les anciens auteurs grecs et par la tradition locale, elle plaçait Ilion sur la hauteur d’Hissarlik, — celle des érudits modernes, suggérée par Démétrius de Scepsis et remise en honneur par Le Chevalier. L’obscurité et l’indécision des textes permettaient de soutenir l’une et l’autre ; la topographie des lieux ne contredisait absolument ni l’une ni l’autre. Enfin un doute immense commençait à s’élever sur la réalité même de Troie, de l’expédition achéenne et des héros épiques ; c’était comme une tempête venant de loin, dont beaucoup n’apercevaient pas encore la violence, et qui menaçait d’emporter avec elle la « question troyenne » tout entière.

L’érudition moderne ne s’en tient plus à la discussion des textes et aux théories presque toujours attaquables que l’on peut bâtir sur eux. Elle cherche son point d’appui dans la réalité : elle fouille les sites des anciennes villes, les tombeaux, les cavernes et les couches