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qu’une vaste cuve ; on fraude en expédiant à Paris des piles d’assiettes qui sont entassées les unes sur les autres, par quatre douzaines, rattachées avec des liens de paille : les deux douzaines du milieu perforées cachent un bidon rempli d’alcool ; on fraude avec tout et pour tout. Parfois, lorsqu’on se trouve en présence de gens qui ne reculent devant rien pour satisfaire leur cupidité, on reste surpris de la hardiesse des moyens employés. Une affaire de cet ordre a laissé de profonds souvenirs chez les agens du contrôle-général ; elle mérite d’être rapportée. À la fin d’octobre 1864, on apprit avec certitude que des marchands de vin du quartier de l’Hôtel-de-Ville achetaient des alcools à 10 francs au-dessous du cours. On ordonna une surveillance qui amena la découverte de deux magasins situés dans deux quartiers différens ; ces magasins étaient alimentés par une tapissière chargée de fûts de petite dimension et qui partait du n° 11 de la rue de Jussieu ; la maison était bâtie en face le mur d’enceinte de l’entrepôt des vins et presque vis-à-vis le corps de garde des préposés de l’octroi. On crut à une distillerie clandestine, mais nulle fumée accusatrice ne s’échappait des cheminées, nulle eau ne s’écoulait dans la rue. Trois semaines se passèrent à examiner le local, les habitudes de ceux qui le fréquentaient, et le 26 novembre au matin le sous-inspecteur, le brigadier, deux commis ambulans, accompagnés d’un commissaire de police, firent irruption dans la maison ; ce fut une véritable découverte et à laquelle on ne s’attendait pas. Deux pompes se dégorgeant au-dessus de deux tonneaux furent manœuvrées et donnèrent l’une de l’alcool à 96 degrés, l’autre du vin. D’où provenaient ces liquides ? En fouillant dans une écurie, on démolit à coups de fourche un tas de fumier qui était posé sur des planches ; celles-ci furent enlevées, et l’on vit un puits de 7 mètres de profondeur ; on y descendit, et l’on pénétra dans un souterrain qui, franchissant la rue de Jussieu, s’arrêtait aux fondations de l’entrepôt ; mais trois tuyaux de caoutchouc traversant la muraille ne laissaient aucun doute sur la façon de procéder. L’un de ces tuyaux, aboutissant dans l’entrepôt général, à la cave située rue de la Côte-d’Or, n° 19, amenait du vin ; l’autre parvenait au n° 6 de la butte de la Gironde, dans la partie réservée aux eaux-de-vie, et recevait l’alcool ; le troisième servait aux communications acoustiques. C’était fort bien imaginé ; on emmagasinait dans l’entrepôt, où les droits ne sont jamais acquittés qu’à la sortie, et l’on « dépotait » à coups de pompe, rue de Jussieu, hors de l’action des préposés de l’octroi ; mais l’on avait compté sans la perspicacité du service du contrôle, et l’on fut mauvais marchand de cette aventure. La perte que cette fraude faisait supporter aux perceptions s’élevait à 2 250 francs par jour.