Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 1.djvu/512

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

après le blâme vient toujours le pardon, et c’est sur quoi vous pouvez compter l’un et l’autre.

Ayant ainsi parlé avec une nuance d’ironie, il voulut encore nous quitter sans nous entendre.

Manoela se mit devant la porte. — Vous ne vous en irez pas comme cela, lui dit-elle. Grondez-moi, je le mérite certainement, puisque vous voilà fâché ; j’accepte tous les reproches, mais je veux me justifier, tout au moins m’expliquer. Vous êtes fatigué, cher ami, vous allez vous reposer ici, on vous apportera votre thé, nous resterons à vous servir, et après nous causerons, nous vous dirons tout !

— Mais je sais tout, reprit M. Brudnel avec une bonhomie railleuse en se jetant sur un fauteuil. J’ai tout entendu, Dolorès m’a supplié de vous écouter afin de juger de la situation. Si je me suis mêlé à votre entretien, c’est parce que je voulais vous épargner une faute sérieuse, celle de vous lier irrévocablement l’un à l’autre sans vous souvenir de votre meilleur ami. Sonnez, ma chère enfant, nous voici très calmes, je pense, on peut demander de la lumière.

Je restai muet pendant que Manoela faisait servir le thé et parlait à sir Richard de son voyage avec une entière liberté d’esprit. La Dolorès allait et venait rapidement, scrutant avec une muette angoisse les paroles et les contenances. Il était évident qu’elle nous avait trahis, voulant frapper un grand coup, détacher Manoela de sa chaîne et forcer Richard à nous marier.

Quand elle fut sortie, M. Brudnel, qui n’avait pas encore levé les yeux sur nous, alla fermer les portes et nous regarda en riant. Ce rire me parut forcé et me déchira le cœur. — Eh bien ! mes enfans, dit-il, nous voilà seuls et réconciliés d’avance. Vous voulez une explication, je vais vous donner l’exemple de la franchise… Oui ! de la franchise la plus entière.

Il s’assit, et parla ainsi :

« Je sais, docteur, que Manoela, il faut devant vous lui donner son vrai nom, vous a raconté très fidèlement toute son histoire. Je n’ai absolument rien à rectifier ; je dois seulement éclaircir un point resté douteux dans son esprit, dans le vôtre par conséquent. Elle a cru que par momens, dans le cours de notre longue et très innocente intimité, j’avais subi en dépit de moi-même l’empire de sa beauté. Elle s’est absolument trompée ; je n’ai jamais été, je le dis à ma honte, je ne suis pas amoureux d’elle. Je ne lui ai jamais promis qu’une chose, c’est de ne pas me marier avec une autre ; je croyais ne me marier jamais. Vous cachez mal certain sourire, mon cher docteur, vous pensez que j’exagère un peu mon invraisemblable et stupide indifférence. Vous me faites bien l’honneur de croire