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quit de ma conscience, je tenais à m’y informer aussi ; mais je vis bien vite que je tombais dans un nid de contrebandiers qui craignaient de répondre et se méfiaient de moi. S’ils avaient eu à se plaindre de Perez, ils avaient été trop complices de ses entreprises pour le trahir. Ils détournaient les questions que je leur adressais sur son compte et s’obstinaient à me parler de la gentille Manoelita, belle, douce et bonne, qui faisait du bien et disait de jolies paroles à tout le monde, quand elle habitait le pays, avant d’aller au couvent à Pampelune. On ne l’avait pas vue depuis ; on pensait qu’elle était mariée avec quelque grand d’Espagne.

Je revins à pied par la montagne. Je passai à Luz pour recevoir l’argent du fermier de l’auberge du Bergonz. Là, je respirai un peu. Je ne craignais point d’entendre parler de mon pauvre père ; il n’y était connu que sous d’excellens rapports. Je vis qu’il était regretté par tant d’honnêtes gens que je me confirmai dans l’idée qu’il avait fait très loyalement des affaires illégales. Je ne me trompais pas ; le temps m’en a apporté des preuves nombreuses. Il était le type de cette inconséquence qui conduit certains hommes très prudens et très fins à être facilement dupés par de grossiers fripons, et à se trouver compromis dans des affaires véreuses où ils n’ont point trempé.

Je me consolais de tout d’ailleurs en me disant que, s’il avait dû quelques profits à son association avec l’ignoble Perez, nous n’avions point à en recueillir le bénéfice. De ce côté-là, nous étions ruinés. Ce qui nous restait devait être considéré comme légitimement acquis par un travail auquel nous avions pris part, car l’auberge prospérait. Elle nous rapportait trois mille francs par an. Celui qui nous l’affermait rançonnait passablement la clientèle ; mais plus le beau monde se portait aux eaux des Pyrénées, plus on s’habituait à payer cher, et la maison Bielsa ne faisait point exception. Je passai là une journée rêveuse et attendrie : tout m’y rappelait mon père et les rapides, mais doux mouvemens d’effusion qu’il avait eus avec moi. Durant sa courte et terrible maladie, il était devenu sombre et taciturne. Il était mort sans s’expliquer sur quoi que ce soit, ignorant, semblant vouloir ignorer notre avenir, se retirant de la vie comme un homme honteux et désespéré d’avoir perdu sa cause et manqué son but. Je n’avais aperçu en lui aucun scrupule de conscience. Il était en face de la légalité comme une espèce de sauvage qui méprise les institutions humaines et qui, dans sa hutte, redevient doux, hospitalier et sociable.

Tout en songeant à lui, je sentis d’autant plus combien je devais de confiance et de déférence à ma mère, qui avait toujours lutté pour ne point lui livrer la gouverne de ses enfans. Où m’eût-il