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la hache, sans compter le bâton, qu’il portait toujours à la main et qu’il n’épargnait pas au dos de ses favoris. C’est à coups de verge qu’il civilise. Le grand moyen de Pierre est le despotisme, l’autocratie ; il ne la corrige point, il ne la limite pas ; il la régularise et la rajeunit. Il fait pour l’autocratie ce qu’il a fait pour lui-même et pour son peuple ; il l’habille à l’européenne, il raccourcit et allége ses vêtemens pour lui donner de plus libres allures : au scandale des vieux Russes, la robe à demi sacerdotale des anciens souverains est remplacée par un uniforme militaire, le nom biblique et patriarcal de tsar par le titre étranger et païen d’empereur. La raison d’état est le dieu de Pierre ; à cette idole, il offre tout en victime, sa santé, sa famille et son peuple ; pour elle, il ne craint pas de renouveler le sacrifice d’Abraham. En vrai révolutionnaire, il ne recule devant aucun moyen, il ne tient pas plus compte des obstacles historiques que des obstacles moraux ou matériels. Les sentimens, les traditions ou les faits sont également impuissans à l’arrêter ; il se croit assez fort pour tout briser.

L’entreprise de Pierre le Grand a été menée par le génie le plus résolu à l’aide du pouvoir le plus redoutable ; quel en a été le succès ? Le tsar a-t-il montré qu’une volonté humaine peut impunément forcer la nature, l’histoire et le temps ? Si l’œuvre de Pierre n’est pas morte avec lui, c’est qu’elle était dans l’ordre des destinées de son peuple, c’est que, selon le mot de Montesquieu, « Pierre Ier donnait les mœurs et les manières de l’Europe à une nation d’Europe. » Dans ce qu’elle eut de capital, sa réforme ne fut qu’une émancipation morale du joug tatar, une revendication du sol et du climat russes contre les mœurs d’une autre race ou d’un autre ciel apportées par les conquérans asiatiques. Il s’est rencontré au xixe siècle un sultan presque aussi décidé que Pierre le Grand, armé d’un pouvoir aussi despotique, employant à peu près les mêmes moyens dans le même dessein. C’était chez un peuple qui fait, lui aussi, matériellement partie de l’Europe, et pourtant quelle différence entre un Turc de la réforme et un Russe de la réforme ! C’est que la tâche de Mahmoud était entravée par tout ce qui avait préparé l’œuvre du tsar, les traditions, la religion, les élémens mêmes de la civilisation. Pierre le Grand ne laissa pas d’héritiers ; il n’en eut pas moins des continuateurs. Jamais entreprise ne parut autant liée à la vie d’un homme, et contre tous calculs elle lui survécut. Jamais il n’y eut d’ordre de succession plus troublé ; jamais l’esprit de suite ne fut plus impossible : quatre femmes galantes, deux enfans et deux fous ou maniaques, voilà pendant un siècle les successeurs de Pierre. À chaque avénement une révolution de caserne ou d’alcôve, à chacun un renversement de ministres et