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sie eût pu faire même réponse. Pour n’être pas écrasée par les Mongols, il lui avait fallu longtemps faire la morte. Tout le travail de la Moscovie avait été de se constituer matériellement en corps de nation. Comme un homme d’un tempérament robuste, elle était sortie fortifiée et endurcie des épreuves qui la devaient tuer ; mais les assauts qui lui avaient donné la vigueur physique avaient entravé son développement intellectuel. Vis-à-vis des autres peuples de l’Europe, elle n’avait eu qu’une éducation rustique, grossière, où le temps même de l’instruction de l’esprit avait manqué.

Dans ce pays arriéré et isolé s’élève un homme qui entreprend de le ramener à l’Europe et de lui faire sauter d’un bond tout l’intervalle qui l’en sépare. Était-il possible de rendre d’un coup à la Russie tout ce que les siècles avaient donné à ses rivaux et de la transporter au terme d’une longue route dont elle n’avait pas franchi les étapes historiques ? Était-ce là une conception de génie ou un rêve chimérique, une fantaisie individuelle, fortuite et par là même condamnée à l’insuccès, ou bien, en dépit de sa hardiesse, était-ce une idée préparée par les faits et les hommes ? Longtemps Pierre le Grand fut regardé comme un de ces législateurs à l’antique qui façonnaient des états à leur gré, comme une sorte de Deucalion créateur de peuple. En Russie pas plus qu’ailleurs, l’histoire n’a procédé par bonds ; on peut lui appliquer le même axiome qu’à la nature : natura non facit saltum. Les Russes ont été les premiers à le sentir, et la tâche favorite de leurs historiens est de combler l’abîme apparent creusé entre la Russie ancienne et la Russie nouvelle.

L’œuvre de Pierre le Grand a eu des antécédens historiques, et dans son principe, si ce n’est dans sa forme, elle était dans les destinées logiques du peuple russe. La Russie était trop voisine de l’Europe, elle avait trop d’affinité avec elle par le sang et la religion pour ne pas sentir un jour la contagion de sa civilisation. Les deux parties de l’œuvre de Pierre, le rapprochement matériel, territorial de son peuple avec l’Europe, et le rapprochement moral, social par l’imitation des coutumes étrangères, avaient été presque également préparées par les deux siècles précédens. Depuis Ivan III, les souverains russes s’efforçaient de percer au nord à travers les Suédois, l’ordre teutonique et la Lithuanie, au sud à travers les Tatars, les Turcs et la Pologne pour atteindre l’Europe et la mer. Dans ses tentatives sur l’Azof et l’Euxin, comme dans celles sur la Baltique, Pierre ne faisait que continuer ses prédécesseurs, son père Alexis, qui avait accepté la soumission des Cosaques de l’Ukraine, sa sœur Sophie, qui avait dirigé deux expéditions contre la Crimée. Depuis Ivan III, la plupart des tsars avaient appelé des étrangers et cherché à introduire dans leurs états les arts et les inventions de l’Oc-