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le titre de tsar, est le chef de la famille, et comme tel le maître absolu. Les tendances de l’esprit national, jointes au caractère élémentaire des institutions apportées par les colons slaves, justifient cette manière de voir. L’opinion de Karamzine n’en reste pas moins fondée. L’autocratie moscovite a eu sa raison morale dans le génie et les habitudes du Grand-Russien ; elle avait déjà sa raison physique dans la grandeur du territoire et l’aplatissement du sol, qui n’offrait aucun cadre à la vie locale. L’oppression tatare a été sa raison historique. La domination absolue et unitaire de Moscou se peut aussi rapprocher du mouvement de centralisation territoriale et politique qui, à la fin du moyen âge, se fit sentir dans toute l’Europe : la nature, l’histoire et la civilisation lui donnèrent en Russie plus de durée avec plus de puissance.

À l’établissement de l’autocratie put contribuer l’exemple comme la tyrannie des khans. Le régime de la Horde, que l’on pourrait aussi appeler patriarcal, donna une couleur asiatique à la royauté formée à son ombre. C’est un des perpétuels problèmes de la Russie que la détermination de l’influence tatare : elle déteignait sur tout, sur les mœurs, le caractère, les institutions. C’est à l’oppresseur musulman que semble remonter l’usage des longs vêtemens qui, malgré Pierre le Grand, persistent encore dans le peuple ; c’est sur eux qu’il faut rejeter l’ancienne claustration des femmes, bien qu’en ces deux cas, comme en beaucoup d’autres, l’exemple de Byzance ait pu préparer l’imitation tatare. L’art et la poésie ne sont même peut-être point demeurés à l’abri de l’inspiration asiatique. Selon quelques savans, les chants populaires historiques, les bylinas, ont pris modèle sur des chants tatars : selon d’autres, la coupole russe avec ses formes bulbeuses aurait été introduite par les Mongols, et du Gange au Volga se rencontrerait partout où régnèrent les successeurs de Ginghiz et de Timour. Douteuse ou imaginaire dans l’art et la poésie, l’imitation de l’envahisseur est sensible dans les institutions et les mœurs politiques. Des Tatars vint la capitation et avec elle peut-être un des germes du servage ; des Tatars venaient les verges et le knout, qui ne font que de disparaître. Ce sont eux qui, à la souveraineté moscovite, ont légué ces formes répugnantes à la fierté occidentale, eux qui lui ont transmis ces airs de sévérité féroce et cet appareil de supplices qui ont rendu possible un Ivan IV.

C’est une terrible et admirable histoire que celle de l’autocratie de Moscou : jamais d’aussi modestes débuts n’atteignirent aussi rapidement à la grandeur ; jamais il n’y eut plus frappant exemple de la puissance de la tradition dans une maison souveraine qui se transmet avec le but l’unité de direction, dont les vues s’élargissent de génération en génération avec le succès, et où les facultés mêmes semblent